Résolution sept: ne plus être
angoissée. Seulement, pour ne plus l’être, il faudrait faire justement tout ce
qui m’angoisse. Cercle vicieux.
Résolution huit: contacter l’agent
littéraire. C’est le plus facile.
-- Allo, je suis machin, oui,
machin, vous ne connaissez pas, ça ne fait rien, personne ne me connaît, j’ai
l’habitude et ça me va, j’ai vendu x exemplaires de Truc, et z de Chose -il
faut toujours leur parler immédiatement argent sinon ils se déconcentrent- je
sais que ce n’est pas beaucoup mais ce n’est pas si nul tout de même, bla bla
bla… Je vous offre trente pour cent -c’est plus que ce qui est exigé d’habitude
mais comme je suis un cas, je ne lésine pas-.
Je ne sais pas me vendre, mais je
fais des progrès vertigineux. Il ne me faut plus qu’un mois ou deux pour
appeler un agent au lieu d’un an ou deux.
J’avance. Lentement mais
sûrement.
Eli, Eli lama sabacthani ? Mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Itkadaal shemirabat adonaï eloheno…
Kaddish.
Résolution neuf: ouvrir la galerie.
C’est le plus facile car presque personne n’y vient en ce moment, ils sentent
sans doute mon mal être et je suis bien tranquille. Mais auparavant il faut
faire le ménage, voir résolution une.
Résolution dix: porter plainte
contre Erwan qui me harcèle au téléphone. Je sais que je ne le ferai pas. Je
bloque dès que j’arrive chez les flics comme un âne devant un serpent. Un bull
ne me ferait pas avancer, ni reculer du reste, ça fait bizarre, ils vont finir
par me mettre chez les fous s’ils s’en rendent compte. Le dernier scoop: il
aurait le sida. D’où le test.
Mais je suis méchamment
satisfaite d’avoir trouvé plus taré que moi.
Voir le curé.
Résolution onze: ne pas me
suicider. Je sais que je ne le ferai pas.
Pas la force. Ca me rappelle les comiques cas de
conscience de Jean avec «ses» paranoïaques: ou je lui mets x nanogrammes en
moins et il coule à pic, ou je les lui ajoute par sécurité mais il risque alors
d’aller tuer le voisin ou de se suicider. Vanitas vanitatum, ô Descartes:
peut-être en effet ne sommes-nous qu’une machine à l’équilibre biochimique
aléatoire et ultra précis à la fois ? Est-ce, pour moi aussi, une question
de progestérone ? J’ai toujours pensé que «Etre et temps» correspondait à
l’andropause de Heidegger.
Résolution douze: ne haïr personne.
C’est facile, sauf pour moi et Heidegger, dans l’ordre.
Résolution treize: comprendre
pourquoi je suis ainsi. Ou prendre des cachets. Ou faire un stage de
développement personnel, qu’on dit. C’est la mode. Un peu cher mais... Crier,
comme on voit à la tévé à mon père mort: pourquoi ? Pourquoi ? Mais
il n’y a pas de pourquoi, je sais bien. Dix ans de philo ; pas pour des
prunes. «Tu m’as bousillée» -mais lui-même l’était-. Ou à ma mère «ce n’est pas
de ma faute si je ne suis pas la fille de Gustau mais tout bêtement celle de
mon père» etc… Ou danser, remuer, faire du sport. Ou séduire des hommes, enfin
tout ce dont je suis incapable ou dont je ne veux pas. Pas de cachets. Par
orgueil.
Le Titanic sombre, pavillon
haut, illuminé. Mais ne se rend pas. Foutu orgueil.
Si pour exister j’ai besoin de ces
artefacts, cela veut dire que je n’ai pas à exister. Eugénisme communiste
platonicien, je suis bien formatée, merci maman. Ou alors il faudrait me
persuader que j’ai une valeur littéraire ou autre. Mais pour cela, exister. On
y revient, toto, ça tourne. SOS.
Je suis un être incomplet
auquel il manque juste une case, un seul élément d’un puzzle, ça ne semble
rien, mais ça rend inopérant tout l’ensemble pourtant assez bien construit vu
de l’extérieur.
Cet élément, c’est l’existence. Je
ne suis simplement pas née parce qu’on n’a pas voulu que je sois. Merci maman
(mais ce n'était pas de sa faute, la guerre, la mort de Gustau..) Tout le reste
va très bien. Galerie, livres, culture, musique et tout et tout. Cela dessine
une image agréable, jolie ; pour la galerie, c’est le cas de le dire. Conforme.
Et irréelle.
Sophie dit qu’elle m’admire.
Depuis, je n’ose plus la regarder en face, j’ai peur de sentir mauvais. Ce qui
doit être le cas du reste. Bon, ne crachons pas dans la soupe. C’est toujours
ça de pris. En fait, c’est moi qui l’admire: elle a l’air d’avoir vingt ans de
moins que son âge, elle est vive et cultivée, elle a réussi à garder en vie et
avec elle un vieux mari érudit qu’elle laisse à la maison car il n’est plus
trop portatif, elle s’occupe de ses oliviers et de philo, et elle est de toutes
les associations qui existent devant l’éternel, ateliers d’écriture, de
lecture, chorales, danse moderne, tango, amnesty international s’il vous plaît,
le nec plus ultra ici de la grande bourgeoisie souriante et cultivée qui veut
chanfreiner en groupe sa conscience malheureuse… et même des crématistes, ça
existe, des gens qui rêvent de se faire brûler -en principe morts, encore qu’on
ne sache jamais, il y a peut-être des intégristes- et qui militent pour ça avec
ferveur (il y a donc plus taré que moi). Ma mère était l’une d’eux. A cause de
Gustau, qu’elle a dû voir mort, je l’ai su après. Ne nous moquons pas trop.
SOS.
Le soir. Sida or
not sida ?
Je reviens de chez Bouchacourt. Je
n’ai rien. Il a décacheté l’enveloppe devant moi. Pourquoi ne puis-je effectuer
ce simple geste sans sueur froide et vent de panique qui s’annonce ? Ne
serait-ce que de le voir effectuer devant moi, ça me noue les tripes pour
l’héroïque qui fait ça tout naturellement, naïvement, sans se rendre compte du
danger qu’il court. Un surhomme. J’ai l’impression qu’il va déclencher la
troisième guerre mondiale ou plutôt, pire, que la missive va lui annoncer
qu’elle est déjà commencée. Dans la vie courante, c’est invalidant. Les
gens ne comprennent parfois pas. Mais parfois, si. C’est avec les
administrations que j’ai du mal. Ça m’arrive à présent de le leur dire
(au téléphone) ce qui constitue un énorme progrès. Mais de loin, je les sens
loucher vers le cabanon, l’air de rien. Qui sait ? Peut-être y serais-je
en effet tout à fait bien. Un fou, c’est tranquille.
Je suis épuisée par tous ces
efforts. Je vais m’allonger et regarder un navet à la tévé. Oublier. Honte de
moi. Dormir. Ne plus penser à ça. J’ai le droit de vivre. J’ai le droit de
vivre. J’ai le droit de vivre. J’ai le droit de vivre. J’ai le droit de vivre.
J’ai le droit de vivre.
J’ai vu un navet. En fait, je me
suis endormie avant la fin et je ne saurai jamais qui a tué… Au fait, je ne
sais même plus qui a été tué. Je vais lire. Non, jouer du piano. Non, redormir.
Quelle honte. J’ai autant d’énergie qu’un plat de nouilles.
Peut-être si je mangeais ?
Seulement avant, il faudrait cuisiner. Donc aller au premier. L’escalier… Brrr…
Et ça me dégoûte d’avance. Un café serré. En me tendant le Renutryl, la jolie
pharmacienne propre sur elle, brushing du matin, cheveux brillants et dents
éclatantes sur fond de blouse immaculée, bref le concept de pharmacienne m’a
dit:
-- C’est pratique si vous sautez un
repas ».
Sauter un repas ? Un
repas, pour moi, ce serait plutôt le non-repas habituel sauté. Je ne mange pas
du tout durant des journées entières, je n’ai pas compté, jusqu’à trois ou
quatre. Je bois du lait, c’est la seule chose que je supporte, avec le café et
un peu de pain sec ou moisi les jours fastes. Normalement, je devrais être
morte: la pharmacie n’est pas une science exacte. Elle me regarde avec la
commisération aimable de sa profession qui en voit de toutes les couleurs. Vous
devriez consulter. Elle me donne une adresse. Je sais que je n’irai pas.
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