dimanche 16 décembre 2012

Elizabeth I



Le lendemain

Ca s’arrange… J’ai même réussi à monter au premier et à prendre une douche chaude. C’est mieux que l’eau froide. Pourquoi ne puis-je m’autoriser ces plaisirs simples ? Pourquoi me mortifier ? Dormir sur le sol et me laver à l’eau froide ? Je mérite une douche chaude. Et un bon lit. Même si la guerre fait rage en Irak et ailleurs. Et de dormir huit heures. Ce que j’ai fait. Je n’ai plus mal au dos. Cette fois, c’est Simone Weil que j’évoque (la sombre philosophe anorexique, pas la ronde ministre souriante, évidemment.)

J’ai aussi contacté l’agent. Il reste à lui faire le mail. Ça, ce n’est pas difficile. Autant je bloque sur le courrier, autant les courriels et le téléphone ne me dérangent pas. C’est abstrait, quasi anonyme.

José a réparé ma porte. J’ai de bons amis. Pas les mêmes qu’avant, mais ça ne fait rien. J’ai fait le ménage, en somme.

Inévitablement, Erwan a appelé. J’ai raccroché aussitôt. Il n’a pas insisté. Heureusement qu’il n’a pas d’argent, sinon…

J’ai apporté le linge mais pas eu le temps de le laver. Cela prendra plusieurs jours. Je file au Ranquet. Ma porte, enfin ! On a des plaisirs simples… Une porte ! Le curé va bien. Comme prévu il n’a rien fait sauf prier. Je ne sais pas s’il a trouvé Dieu mais à tout hasard je vais demander à José de bloquer la porte du puits on ne sait jamais. Je lui ai demandé de tondre. Il a commencé par détraquer la débroussailleuse, assez spéciale il faut dire. Espérons que José saura la redémarrer. Moi, je n’ai pas la force en ce moment. Et je ne veux pas l’humilier.

José a démarré la débroussailleuse et le curé s’est régalé. Finalement il n’a pas un tel poil dans la main, juste un blocage devant les choses mécaniques et l’électricité qui le terrorisent. Il était tout content, un gosse. Du coup, je crains de l’exploiter. Auparavant, c’était lui qui m’exploitait. Mais s’il tond réellement un hectare entier, même si je m’en suis déjà acquittée récemment, ce qu’apparemment il est décidé à faire, c’est moi qui vais l’exploiter. Où est la marge ? On est toujours sur le fil du rasoir.

J’ai mangé cinq ou six nems au poisson, comme ça, l’air de rien, en conduisant, et bu un litre de lait. Puis, au retour, une tourte au fromage entière, l’orgie, avec encore du lait, re orgie, tout en roulant.

Familles pathologiques

Je mange comme Elizabeth d’Angleterre signait ses arrêts de mort, distraitement, l’air de ne pas savoir, entre deux dossiers. Elle éprouvait pour la hache un dégoût** qui à son époque passait pour singulier voire un peu pusillanime. Une reine ! Et la fille d’Henri VIII ! (Mais peut-être, justement…) Cet instrument de règne peu coûteux et efficace était alors considéré comme la base de tout pouvoir, absolu ou non, et en tout état de cause hautement générateur de paix, (et en un sens il l’était.) Dudley l’avait fort bien compris qui lui cachait toujours ses ordres d’exécution dans une pile, entre deux demandes de subventions pour orphelinats ou fondations culturelles diverses, lui tendant la liasse l’air de rien, à un moment particulier, en fin de journée ou avant une audience importante et délicate qui l’absorbait entièrement. Elle signait à la hâte en relevant seulement le coin des documents, sans lire. Surtout ne pas lire. C’est ainsi que la Stuart qui attendait depuis des mois à Fotheringay a enfin pu être décapitée, au grand soulagement de tous -y compris d’Elizabeth qu’elle avait essayé de faire assassiner-.

Le matin, la reine s’indigna. On lui avait fait accomplir contre son gré quelque chose d’horrible, la mort de sa propre cousine, de sa sœur, que ne pouvait-elle revenir en arrière etc… Hypocrite ? Non. On se ressemble. Elle devait avoir une peur atroce du courrier, de ce qu’une dépêche reçue ou envoyée pouvait générer, en l’occurrence la hache et la mort, bref de toutes les taches désagréables mais indispensables qui incombaient à la souveraine qu’elle était… et ces choses terribles qu’elle savait devoir faire mais qu’elle ne pouvait se résoudre à faire, elle feignait de les ignorer, de les exécuter sans s’en rendre compte, en pensant à autre chose, par distraction*. Comme moi, manger.

Quels étaient les démiurges terrifiants qui la harcelaient, elle ? Dans son cas, c’est facile: sa mère Anne Boleyn -une aficionada du green responsable entre autre de la décollation de Thomas Moore- avait à son tour été décapitée sur ordre de son père Henry VIII, autre fervent de la machine, version Tudor de l’arroseur arrosé… et elle-même, dans sa folle jeunesse, avait failli y passer de la même manière… une vague histoire de cul et de religion, très exactement d’inceste avec le jeune mari intriguant et déluré de sa mère de substitution -la bonne Catherine Par, veuve soulagée de son barbe bleue de père- qui l’aurait harcelée et serait peut-être parvenu à ses fins, le viol constituant alors un système efficace fort en vigueur pour forcer un mariage et ainsi se placer socialement, en l’occurrence devenir roi d’Angleterre. Elle ne s’était pas trop défendue dit-on et, par la grâce de sa demi sœur Mary la catholique dite non sans raison bloody Mary, ça a fait un apéritif depuis, la hache n’était pas passé loin de son cou gracile. Enfance.
-Et moi ?-

A côté des Tudor, même ma famille paraît normale, c’est dire. Un cas pour psy, ces rois d’Angleterre. Un père purulent (syphilitique) qui répudie -et probablement empoisonne- sa femme qui, au bout de huit ou neuf grossesses, n’avait pu produire qu’une maigre fille moche et tarée (la fameuse bloody Mary)… sa femme qu’il accuse d’être maudite… (Certes les rois Catholiques d’Espagne promoteurs de l’inquisition dont était issue Catherine ne constituaient pas un modèle de bienséance équilibrée mais enfin elle était plutôt réussie par rapport à sa sœur dite la Loca -folle- qui voyageait et dormait avec le cercueil suintant de son mari Philipe, dit le Beau mais présentement réduit à l’état visqueux, parfois ouvert pour un baiser vespéral -un prétendant ambitieux et cupide, lorsqu’il sut qu’il devrait cohabiter nuit et jour avec son prédécesseur auquel, en épouse aimante, elle ne manquait jamais de demander son avis sur tout, renonça, épouvanté, et à la femme, et au trône qui allait avec-.) Un père donc qui emprisonne sa femme -et sa fille dans la foulée- pour épouser une sanglante parvenue qui ne lui donne également qu’une fille, Elizabeth -mais réussie, celle-là-… puis, sur son élan, fait couper la tête à la maman au moment même où il organise dans la liesse populaire les fêtes de son troisième mariage avec une frêle adolescente de pur sang bleu… qui meurt en lui donnant un fils avarié etc etc… (Si cela constituait un scénario de film, on le dirait trop chargé.)
Et qui à sa mort laisse dans sa descendance -comme dans le pays- un merdier comme on n’en conçoit pas dans les pires familles de la DDASS: les deux demi sœurs, la catholique et l’anglicane s’accusant mutuellement d’être bâtardes -ce que leur père commun avait du reste affirmé de l’une comme de l’autre- et se voulant mutuellement la peau par partisans interposés -ou directement-… Une malheureuse cousine de dix-sept ans mise malgré elle sur le trône pour réconcilier les sœurs ennemies ou plus exactement leurs fidèles… et aussitôt décapitée sur ordre de Mary, avec, comme il était d’usage, toute sa famille et ses partisans… et ensuite l’autre Mary, la redoutable fada écossaise -une cousine elle aussi- dont le jeune mari roi de France (avarié, comme tous les fils de la Médicis) pourrissait par les oreilles fourbissant ses highlanders -dans tous les sens du terme- pour s’emparer de l’Angleterre «vacante» -avant d’être décollée à son tour, mais par Elizabeth cette fois-… après un bain de sang en Ecosse comme jamais… Tout ceci constitue la suite (mais non la fin) du scénario mis en place par Henry VIII et ses pantalonnades. Entre le règne de bloody Mary désireuse de venger sa mère, sa religion et son honneur… et, au Nord de la Severn, celui de l’autre intégriste franco-écossaise qui se croyait investie de la tâche divine de restaurer la pureté du sang des rois d’Angleterre (!) et le catholicisme partout, la grande Bretagne vit à ce moment là, en une épouvantable féria, plus de la moitié de sa noblesse étripée ou raccourcie sans distinction de sexe ou d’âge…

Qu’Elizabeth ait été marquée par ce passé, certes… au point, comme moi, d’affecter de ne pas lire son courrier, ses ordres d’exécution, peut-être… et surtout désireuse de rétablir la paix à tout prix, c’est évident et fort louable. C’est ce qu’elle fit, du reste, et d’une manière inattendue, en adoptant immédiatement… le fils de cette Stuart qu’elle venait de faire décapiter… unissant enfin sans autre effusion de sang sur cette pauvre tête fêlée***, la couronne d’Ecosse et celle d’Angleterre… A condition toutefois qu’il ne fasse pas toute une histoire de la décollation de sa mère, qu’il accepta en effet de fort bon cœur. (Son fils sera lui aussi décapité, par les bons offices de Cromwell, cette fois.)

Alors ? Les drames du passé seraient-ils la cause de ce refus de voir la vie, de manger, de lire son courrier, chez Elizabeth comme chez moi ? Chez moi, c’est moins lourd, mes parents n’étant par chance pas rois d’Angleterre et les rancœurs ne s’exprimant pas de la manière tranchante qui fut la marque des Tudor (entre autres). Mais tout de même, ce n’est pas mal non plus… Qu’on regarde.


*La hache à laquelle Elizabeth répugnait, elle l’utilisa parfois avec allant, notamment contre les révoltés catho d'Ecosse, avec, variante très en vogue, découpage en "quartiers" et arrachage de foie... et envers un gigolo irritant. -Très susceptible quant à son apparence physique, elle pouvait, si on la vexait sur ce point, se montrer la digne fille d’Henry VIII. - Ainsi celui-ci, qui s’était moqué de ses vilaines dents et l'avait par ailleurs réellement trahie se vit derechef décoller, si l’on peut dire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire