Nathan a appelé. Cela faisait plus
d’un mois que nous ne nous étions pas téléphonés. Je n’ai pas pris la
communication au départ. Méfiance… puis je l’ai rappelé tout de même, au bout
de deux heures de délibération intérieure. Erreur. Je lui ai parlé, chose à
éviter évidemment. Pourquoi ces choses-là m’arrivent-elles ? Il a son idée
la dessus, la plus péjorante pour moi: c’est parce que les gens ont
peur de moi, parce qu’il y a en moi quelque chose de néfaste, d’incontrôlable
et d’agressif qui fait que l’on se méfie. A juste titre, exemples à l’appui. Il
me faut y prendre garde etc… (Confusion habituelle des causes et des effets et
déviation classique de la conversation vers des sujets traumatiques qui n’ont
que peu de rapport avec la question. Sur des faits cruels mais quasi anodins,
il greffe alors des drames passés oubliés, les invoque longuement, fouillant
des plaies cicatrisées… et m’enfonce encore plus. Il monte en neige les blancs
d’œufs qu’il a sous la main, en y ajoutant une pincée de vitriol pour raffermir
la mousse.)
-- Donc c’est de ma faute ?
-- Pas vraiment, mais… (Avec lui on
est toujours dans le: «oui-non-peut-être et surtout
ne-me-fais-pas-dire-ce-que-je-n’ai-pas-dit»…)
-- Lorsque, sur un donné qui me
concerne, tu flaires plusieurs interprétations, c’est toujours la pire pour moi
que tu choisis évidemment, c’est systématiquement dans ce créneau que tu
t’engouffres. Tu es excellent pour remonter le moral des gens.
(Mais à quoi bon lui dire ce
qu’il sait ? Pourquoi ne pas avoir raccroché sous un prétexte
quelconque ? Pourquoi lui donner des armes contre moi ?)
-- Mais c’est ce que je pense, je
n’y peux rien… Si je ne peux même pas te dire ce que je pense…
-- Ça fout en l’air encore plus.
(Mais pourquoi lui préciser ce
qu’il sait mieux que personne et surtout l’assurer qu’il a parfaitement
réussi ? Pourquoi lui parler comme si nos relations étaient normales quand
il est évident que ce n’est pas le cas ? Pourquoi lui désigner une faille
qu’il n’a pas vue et dans laquelle il va enfoncer un coin et mouiller ? )
-- Il vaut toujours mieux savoir
qu’ignorer, il n’est pas bon de se leurrer sur soi etc…
(Il rit.)
-- Fils de pute.
C’était certain ; la conversation ne pouvait que se dérouler ainsi. Vingt ans de répliques identiques sur le fond, j’aurais dû le deviner. Le problème est plutôt: pourquoi l’ai-je rappelé ? Pourquoi aimai-je quelqu’un qui se comporte ainsi ? Et depuis si longtemps ?
Le pire est qu’il a raison, en
partie, comme toujours. C’est bien moi qui génère ces comportements.
Pourquoi ? C’est là où le bât blesse: selon lui, il y aurait quelque chose
en moi (de funeste, de dangereux ?) perceptible immédiatement, qui
séduirait et détournerait à la fois les gens de moi. Quelque chose ? Soit.
Mais pas forcément de funeste ni de dangereux. Jean-Baptiste a une autre explication.
Vous avez trop de dons m’a-t-il dit, et c’est un handicap dirimant. Il est
adorable, comme Vincent, qui m’a dit à peu près la même chose en d’autres
termes. Pour l’un, je serais une paumée inquiétante, pour, les deux autres, trop douée.
Peut-être les deux, finalement. Il est vrai que je peux être violente lorsque je
m’aperçois qu’on a tenté de profiter -trop- de ma propension à me laisse
exploiter affectivement. Comme dans les transformateurs EDF, il y a une ligne
rouge à ne pas franchir sous peine de mort. Nathan a à demi raison, comme
d’habitude. Il ne voit seulement qu’un pan de la vérité, le plus noir. C’est un magicien. Du coup, ce qu’il imagine devient
-parfois- vrai.
C’est étrange ; j’ai alors
envie de le rappeler, je sais qu’il ne le faut surtout pas, mais je ne peux
m’empêcher de désirer lui expliquer encore et toujours qu’il se trompe
-mais il le sait mieux que moi- et qu’il n’y a rien en moi de funeste, ou du
moins que ce «quelque chose» est un effet et non une cause… que
si l’on est normal, ou plus exactement équitable avec moi, je le suis
également… qu’il me mésestime parce qu’il ne voit pas etc... mais s'attache seulement ce qui est moche, bref que je suis comme tout le monde,
les deux à la fois etc…
C’est absurde. Dire à
quelqu’un «ne me méprise pas s’il te plaît» revient précisément à consentir au mépris donc être vraiment méprisable. C’est en demandant que je m’avilis, c’est alors que ce
mépris devient justifié. Je joue son jeu, je le renforce. Je me place dans la
position où il m’a mise, celle de l’esclave qui veut se vendre ou plus exactement se donner au meilleur
prix. La palinodie est d’autant plus humiliante et épuisante que les faits
censés justifier le mépris sont controuvés, invoqués de mauvaise foi etc... Et
cependant c’est étrange, j’y reviens, c’est presque une propension
irrépressible: je dois lutter pour ne pas m’y livrer, pour ne pas prendre mon
téléphone et l’appeler, lui expliquer, m’user en des démonstrations vaines et
mortifères. Pourquoi ? Parce que je l’aime ? C’est un peu court.
Parce que je veux croire que son mépris est joué ? Voire. Lorsque j’ai vu
Vincent une heure -ou même lorsque nous nous sommes parlés au téléphone cinq
minutes car il n’a plus le temps de venir- je me sens ensuite invincible,
talentueuse, etc… De même en ce qui concerne Jean-Baptiste. Ou Vivette, en
moindre. Lorsque j’ai parlé à Nathan, par contre, il me faut dix pages ou
davantage pour me remettre, non pas à flot, mais au niveau où j’étais avant, ce
qui n’est pas la même chose. Et ensuite je n’ai qu’une idée, l’appeler
encore et toujours pour lui «expliquer», pour qu’il comprenne enfin… Et ça
recommence évidemment, en pire. Dingue, je suis dingue. Le syndrome des femmes
battues ? En un sens.
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