mardi 4 décembre 2012

Le mépris


Nathan a appelé. Cela faisait plus d’un mois que nous ne nous étions pas téléphonés. Je n’ai pas pris la communication au départ. Méfiance… puis je l’ai rappelé tout de même, au bout de deux heures de délibération intérieure. Erreur. Je lui ai parlé, chose à éviter évidemment. Pourquoi ces choses-là m’arrivent-elles ? Il a son idée la dessus, la plus péjorante pour moi: c’est parce que les gens ont peur de moi, parce qu’il y a en moi quelque chose de néfaste, d’incontrôlable et d’agressif qui fait que l’on se méfie. A juste titre, exemples à l’appui. Il me faut y prendre garde etc… (Confusion habituelle des causes et des effets et déviation classique de la conversation vers des sujets traumatiques qui n’ont que peu de rapport avec la question. Sur des faits cruels mais quasi anodins, il greffe alors des drames passés oubliés, les invoque longuement, fouillant des plaies cicatrisées… et m’enfonce encore plus. Il monte en neige les blancs d’œufs qu’il a sous la main, en y ajoutant une pincée de vitriol pour raffermir la mousse.)
-- Donc c’est de ma faute ?
-- Pas vraiment, mais… (Avec lui on est toujours dans le: «oui-non-peut-être et surtout ne-me-fais-pas-dire-ce-que-je-n’ai-pas-dit»…)
-- Lorsque, sur un donné qui me concerne, tu flaires plusieurs interprétations, c’est toujours la pire pour moi que tu choisis évidemment, c’est systématiquement dans ce créneau que tu t’engouffres. Tu es excellent pour remonter le moral des gens.
(Mais à quoi bon lui dire ce qu’il sait ? Pourquoi ne pas avoir raccroché sous un prétexte quelconque ? Pourquoi lui donner des armes contre moi ?)
-- Mais c’est ce que je pense, je n’y peux rien… Si je ne peux même pas te dire ce que je pense…
-- Ça fout en l’air encore plus.
(Mais pourquoi lui préciser ce qu’il sait mieux que personne et surtout l’assurer qu’il a parfaitement réussi ? Pourquoi lui parler comme si nos relations étaient normales quand il est évident que ce n’est pas le cas ? Pourquoi lui désigner une faille qu’il n’a pas vue et dans laquelle il va enfoncer un coin et mouiller ? )
-- Il vaut toujours mieux savoir qu’ignorer, il n’est pas bon de se leurrer sur soi etc…
(Il rit.)
-- Fils de pute.

C’était certain ; la conversation ne pouvait que se dérouler ainsi. Vingt ans de répliques identiques sur le fond, j’aurais dû le deviner. Le problème est plutôt: pourquoi l’ai-je rappelé ? Pourquoi aimai-je quelqu’un qui se comporte ainsi ? Et depuis si longtemps ?

Le pire est qu’il a raison, en partie, comme toujours. C’est bien moi qui génère ces comportements. Pourquoi ? C’est là où le bât blesse: selon lui, il y aurait quelque chose en moi (de funeste, de dangereux ?) perceptible immédiatement, qui séduirait et détournerait à la fois les gens de moi. Quelque chose ? Soit. Mais pas forcément de funeste ni de dangereux. Jean-Baptiste a une autre explication. Vous avez trop de dons m’a-t-il dit, et c’est un handicap dirimant. Il est adorable, comme Vincent, qui m’a dit à peu près la même chose en d’autres termes. Pour l’un, je serais une paumée inquiétante, pour, les deux autres, trop douée. Peut-être les deux, finalement. Il est vrai que je peux être violente lorsque je m’aperçois qu’on a tenté de profiter -trop- de ma propension à me laisse exploiter affectivement. Comme dans les transformateurs EDF, il y a une ligne rouge à ne pas franchir sous peine de mort. Nathan a à demi raison, comme d’habitude. Il ne voit seulement qu’un pan de la vérité, le plus noir. C’est un magicien. Du coup, ce qu’il imagine devient -parfois- vrai.

C’est étrange ; j’ai alors envie de le rappeler, je sais qu’il ne le faut surtout pas, mais je ne peux m’empêcher de désirer lui expliquer encore et toujours qu’il se trompe -mais il le sait mieux que moi- et qu’il n’y a rien en moi de funeste, ou du moins que ce «quelque chose» est un effet et non une cause… que si l’on est normal, ou plus exactement équitable avec moi, je le suis également… qu’il me mésestime parce qu’il ne voit pas etc... mais s'attache seulement ce qui est moche, bref que je suis comme tout le monde, les deux à la fois etc…

C’est absurde. Dire à quelqu’un «ne me méprise pas s’il te plaît» revient précisément à consentir au mépris donc être vraiment méprisable. C’est en demandant que je m’avilis, c’est alors que ce mépris devient justifié. Je joue son jeu, je le renforce. Je me place dans la position où il m’a mise, celle de l’esclave qui veut se vendre ou plus exactement se donner au meilleur prix. La palinodie est d’autant plus humiliante et épuisante que les faits censés justifier le mépris sont controuvés, invoqués de mauvaise foi etc... Et cependant c’est étrange, j’y reviens, c’est presque une propension irrépressible: je dois lutter pour ne pas m’y livrer, pour ne pas prendre mon téléphone et l’appeler, lui expliquer, m’user en des démonstrations vaines et mortifères. Pourquoi ? Parce que je l’aime ? C’est un peu court. Parce que je veux croire que son mépris est joué ? Voire. Lorsque j’ai vu Vincent une heure -ou même lorsque nous nous sommes parlés au téléphone cinq minutes car il n’a plus le temps de venir- je me sens ensuite invincible, talentueuse, etc… De même en ce qui concerne Jean-Baptiste. Ou Vivette, en moindre. Lorsque j’ai parlé à Nathan, par contre, il me faut dix pages ou davantage pour me remettre, non pas à flot, mais au niveau où j’étais avant, ce qui n’est pas la même chose. Et ensuite je n’ai qu’une idée, l’appeler encore et toujours pour lui «expliquer», pour qu’il comprenne enfin… Et ça recommence évidemment, en pire. Dingue, je suis dingue. Le syndrome des femmes battues ? En un sens.


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