Le soir
Elle a la voix typique des femmes
médecins, douce et excessivement lente, avec quelques pointes accentuées, un
mélange de suavité fabriquée et de fermeté paternaliste agaçante. L’impression
qu’elle donne est celle d’une irritation constante et légitime contenue
seulement au prix d’un effort surhumain. Le résultat est opposé à celui
escompté: c’est l’exaspération. Pourquoi parlent-elles toutes ainsi ? (Les
hommes, non, sauf les psychiatres, mais alors leur ton est plutôt celui des
hôtesses de l’air.) C’est la voix de Nadine (psychiatre), celle de
Geneviève et parfois de Frédérique ; par chance, Géraldine y a échappé
ainsi que Simon mais lui c’est normal, c’est un homme… Pourquoi les voix se
ressemblent-elles toutes en fonction des professions voire des écoles ?
L’homme, pluri et unidimensionnel à la fois… Il y a la voix «Normale Sup-rue
d’Ulm» et celle, toute différente, de «Normale Sup-Cachan» ; la voix
«Sorbonne», (celle, un peu désagréable, de Simone de Beauvoir) ; la voix
«France-culture», celle de mon père ; la voix journaliste-télé (ou radio)
qui fait sonner les avant finales en laissant un soupir juste après
l’accentuation intempestive ; la voix Christine Ockrent -qui a fait école au
point qu’elle est devenue archétypique- une variante de la précédente, associée
à la nasalité sourde et hautaine de l’accent américain ; la voix hôtesse
de l’air, souriante, voilée et bellement articulée à la fois ; celle des
commerciaux, fortement scandée et exagérément cordiale, avec les mêmes
syntagmes figés qui reviennent en boucle ; la voix prof, aussi, modulée
selon la matière et l’origine, du quasi normal au ton Sorbonne dans les
matières littéraires ; et la voix haut perchée, puérile et perçante des prolotes s’interpellant gaiement en des transports un peu factices sur les bancs,
l’après-midi, à Atuargues.
C’est un élément fondamental de
la personnalité et même de la séduction -ou de la répulsion- sexuelle. Ces voix, lorsqu’elles sont mal fabriquées,
ou ne collent pas de manière évidente à la personnalité réelle du sujet,
attendent une réponse particulière de celui auquel elles s’adressent. Lorsque
la réplique ne vient pas comme prévu (ou lorsque l’on quitte soudain le domaine
professionnel classique) elles redeviennent naturelles en un clin d’oeil, c’en
est presque comique. (Les psy notamment, lorsqu’en fin de consultation, ils
demandent la carte sécu et/ou l’argent du ticket modérateur, en principe en
liquide, n’ont plus du tout la même intonation.) C’est ce qui arrivé avec la
dentiste. Ouf.
Nadine, elle, sympa et en un sens "nature", ne parvient jamais à
modifier sa signature vocale, même en privé, ce qui à l’école débouchait
parfois sur des résultats cocasses, en décalage, elle parlait notamment au
directeur avec la mansuétude à la fois attentive et distante d’une psychiatre
s’adressant à un malade mental dangereux qu’il ne fallait surtout pas
contrarier... ce qui au fond n’était pas tout à fait inapproprié. Pour ce qui est
de Frédérique (mais c’était inconstant, du moins avec moi) il y avait parfois
un temps de latence assez bref ; et elle ne reprenait sa voix-prolo
d’origine, rapide, nasillarde et suraiguë qu’après une ou deux répliques
lentes, graves, faussement hésitantes et posées, comme s’il lui avait fallu
trois secondes pour s’apercevoir qu’elle n’était pas en piste et retrouver son
naturel, un peu trop "naturel". Je l’avoue, puisque j’ai décidé d’avouer -presque- tout, il m’est arrivé en
public d’avoir honte d’elle, de ses exclamations criardes et enflées qui
faisaient parfois se retourner les gens sur nous, (devant Dominique notamment.)
Quant à moi, je ne fais pas
exception: Pauline me reprochait durement ma voix prof, ma voix Sorbonne. Sans
doute à juste titre.
– Laisse là, elle est en chaire, ça
ronronne, on ne pourra plus l’interrompre à présent jusqu’à ce qu’elle ait fini
son cours magistral» disait-elle, méprisante, à mon père lorsque «cela» me
prenait. «Je vous remercie de votre attention» concluait-elle
ironiquement lorsque que je m’arrêtais.
La dentiste m’a dit que j’en avais
au moins pour un an de soins. Soit. Elle m’a fait un détartrage, c’est
extrêmement agréable, à présent. Il faut en faire tous les ans m’a-t-elle dit,
sévère. Comment faisaient les hommes préhistoriques ? Elle fut
interloquée, réprobatrice… et du coup en perdit sa voix qui redevint
immédiatement normale. Mais nous ne sommes plus des cromagnons, voyons.
Discutable: et les momies ptolémaïques du British ? Et celles de Fayoun,
qui nous avaient tant impressionnés: les portraits, très réalistes, des morts
peints sur les sarcophages figuraient de manière saisissante… les membres de la
famille de Nathan ! normal puisque sa mère était
Egyptienne ; il y avait un «Daniel», des androgynes-Michèle, Elise ou
Ariella… Et surtout... un Nathan adolescent lui-même, brun éphèbe bouclé aux
yeux profonds de myope et au traits typiques, dont les lignes nettes,
hexagonales, en diamant, qui se viriliseraient dans quelques années se
dessinaient déjà sous l’ovale de l’extrême jeunesse… ils nous regardaient
gravement derrière leur vitrine. Depuis quinze siècles. Il ne leur manquait que
les lunettes: ses ancêtres, en effet. Ceux de mon fils. Et, sur les momies
démaillotées elles-mêmes… des dents pour publicité Colgate. Parfaitement
alignées et blanches même après 1500 ans, sans une carie ni le moindre
déchaussement. (Ceci est moins net chez les momies pharaoniques, antérieures il
est vrai de dix siècles: Ramsès II notamment, mort fort âgé, possède encore une
assez belle denture, mais on discerne chez lui, dit-on, un abcès sur une
prémolaire.) Elle s'est à peine démontée, ils avaient tort, les papas cromagnon ou Ptolémée, de ne pas se
faire détartrer aux ultrasons… Soit, mais de si belles dents pourtant. Je n’ai
rien payé. Vive la carte vitale.
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