jeudi 13 décembre 2012

Haines paysannes

J’ai six ans. Je sais lire, hélas, et même couramment, les enfants d’instit sont toujours précoces, il n’y a pas intérêt à lambiner lorsqu'on est une vitrine pédagogique, un gladiateur lancé dans l’arène sociale contre des lions nombreux et sans pitié. Je reviens de l’école. Nous sommes à Malaigues, d’où nous déménagerons d’ici un an, comme d’habitude. Pour Besançon, cette fois… Non, d’abord pour Caluisse, je m’y perds. Ensuite Besançon, puis Berlin, Marseille, Aix en Provence et… retour au Ranquet à seize ans… Dix déménagements ou davantage en onze ans à peu près. Partis de Dijon où je fus conçue, puis, une accalmie de huit ans à Saint André, le pays minier de mes ancêtres cévenols et vogue galère… Dix établissements scolaires ou davantage en dix ans. Mon seul point d’attache: le Ranquet et Brite, ma grand-mère -Boissier- ainsi que ma grand-tante Lise, sa jeune sœur cadette de douze ans, célibataire et "folle" que j’aime infiniment. Il n’y a que moi qui parviens à la calmer, simplement en l’écoutant et en entrant dans son délire. Adorable 50 (?) jours, et le 51ième... une furie délirante incompréhensible, c'est ainsi. Sa rage atteignant surtout ceux qu'elle aimait le plus (Brite) sauf moi.
J’ai compris d’instinct qu’il n’était pas possible de lui faire admettre qu’elle se trompait et que lui soutenir que son discours n’avait aucun sens accentuait encore sa détresse donc sa fureur.

Je fais donc semblant de "comprendre" et d’adhérer et nos conversations extraordinaires l’apaisent régulièrement. Dans le cas inverse, elle casse tout… Il y a parfois de l’ambiance au Ranquet mais les voisins sont loin et du reste, habitués et tolérants. Ce sont des anciens résistants qui avaient ravitaillé les maquis lorsqu’il y avait des proscrits à nourrir. Dans une HLM, Lise, le reste du temps gentille, dévouée, presque trop, aurait fini ses jours au cabanon. Pas de pathos: cela ne m’a pas vraiment marquée de manière funeste. Au contraire, je me sentais utile et aimée et cela me posait. Et puis, ça se terminait toujours bien.

C’est même comique, une pièce de théâtre contemporaine branchée. Burlesque. Cela donne chez moi :
--  Si elle fait des choses de télévision (?) laisse là faire, ce n’est pas ton problème, l’essentiel est que tu n’en fasses pas, toi…
Si elle veut te faire épouser une porte (?) c’est à toi de refuser, elle n’insistera pas, tu sais bien que tu es plus forte qu’elle, voyons, tu es Lise Boissier, ce n’est pas rien…
Si elle/il fait des choses de commerce (?) comme à la télévision, tu t’en fous finalement, ce n’est pas ta sœur ? Brite aussi ? Bon, alors tu n’as qu’à rester en bas, tu ne la verras plus, c’est tout. Si elle est malade, eh bien elle t’appellera et tu monteras la soigner.
S’il dit que tu as planté des horloges (?) laisse le dire, on ne le croira pas et de toutes façons, tu as ta conscience pour toi, tu sais très bien que tu n’as pas planté d’horloges, ça se verrait. Il les a enlevées ? Bon, tu vois bien qu’il n’avait pas la conscience tranquille, il les a enlevées au lieu de te dénoncer, c’est le signe. S’il était sûr de lui, il les aurait laissées pour te confondre, tiens donc. S’enculer ? -Je ne savais pas ce que cela signifiait mais comme je ne savais rien de tout ce qu’elle voulait dire, cela ne changeait pas grand-chose, ensuite je regardais parfois dans le dictionnaire-. Bon, tu n’iras plus dans cet hôpital, c’est tout, puisqu’ils s’enculent là bas ou se pipent tous. Bien sûr c’est dégueulasse, tu l’as dit, je suis bien d’accord. (?)
Ma mère ? Josette ? Tu crois ? Bon, c’est leurs histoires, après tout. Josette ? Vraiment ? Bon, tu n’es pas obligée de lui parler après tout. Si elle s’enculait tout le temps (?) que veux-tu, le mieux est de l’ignorer. De ne pas la voir ni la recevoir, elle n’insistera pas. Pendant la guerre ? Ah bon. Sans doute qu’à ce moment-là ce n’était pas comme maintenant… Si ? C’était pareil ? Évidemment, mais c’est loin. Non, ce n’est pas si loin ? Sans doute, au fond, c’était juste il y a dix ans, mais je n’étais pas née, c’est pour ça. Elle n’était pas mariée avec Luc alors. Tu n’as pas oublié ? En un sens, tu as raison. Oublier, c’est trahir, d’accord.
Bon… Chante moi la fille du désert s’il te plaît, je vais essayer de le jouer au piano…
Ils ont aussi tué la mamée ? Tu crois ? D’accord, c’est moche de leur part. Je n’aurais jamais cru… Oui tu as raison, cela se voit bien dans leur regard. Mais on ne veut pas le voir. Bon, on ne leur parlera plus. Si tu veux, on les dénoncera. Non ? Tu ne veux pas pour ne pas jeter l’opprobre sur la famille ? Comme tu veux.
Je ne comprends pas ? Mais si, je comprends, même si je suis une enfant, qu’est-ce que tu crois ? Tu as toujours dit que j’étais intelligente, non ? Alors tu vois, je comprend tout, moi, et mieux que les autres…"
Au bout de quelques heures, je pouvais l’embrasser, les voix odieuses qui la harcelaient se calmaient et ça allait mieux. Parfaitement même, car après l’affreux orgasme de la crise, elle redevenait normale et se mettait invariablement à cuisiner à mon intention exclusive. Des trucs compliqués souvent. Plus c’était compliqué, plus elle aimait. Une île flottante, ça t’irait, cocotte ? Ouf. Pas de suicide en vue pour cette fois.

Le plus étonnant est que ses délires recoupaient des réalités, mais déformées comme dans un scénario de film fantastique. Je compris par la suite. Avec l'aide de Pauline, ma mère.

Brite, sur les conseils d’une voisine comme elle commerçante, une femme que ma tante haïssait, avait en effet essayé de la marier -en vain- à un certain Porte, un riche paysan veuf et moche que Lise avait rejeté avec une fureur compréhensible mais qui sans doute s’était montré insistant, peut-être même déplaisant. Elle était un bon parti, dévouée, habile, elle pourrait élever ses enfants etc... Il n’est pas exclu que la mère Bréguet qui ne détestait pas jouer les marieuses se soit montrée outrée du refus de Lise. A trente ans, cette vieille fille faisait la difficile, pour qui se prenait-elle !

L’arrière grand-mère était en effet morte à cent ans d’une injection de morphine à laquelle Lise, qui la soignait seule avec un dévouement de tous les instants, s’était opposée en vain. L’avis de l’aînée (Brite) et de ma mère avait -injustement- prévalu. Elle leur en voulait toujours pour ces quelques jours abrégés de leur mère et grand-mère "empoisonnée", de l'avoir réduite au rôle de servante que l'on ne consulte même pas..

Quant à Josette, la femme de Luc mon oncle (le frère de Pauline ma mère) avait-elle été mal accueillie dans cette famille de cévenols -du moins par Lise, qui tomba malade juste au moment de la naissance de Gérard - la droite contre la gauche en somme? Ma mère et Lise n’avaient pas apprécié mais Brite, toujours pragmatique, si. Puisque Luc était heureux avec elle, il n’y avait pas à discuter. Point. Les autres s’alignèrent. Puis on oublia. Pas Lise. Elle n'oubliait jamais. Oublier c'est trahir disait-elle.

Lorsqu’elles parlaient avec Brite de tout ce que je devais ignorer, les innocentes s’exprimaient aussitôt en patois… Ce qui me donna très vite un indice fiable de ce que je ne devais pas savoir. Cela devint même un réflexe conditionné: dès que leurs propos passaient en V.O., mes oreilles se dressaient automatiquement. Une de leurs sempiternelles discussions avait pour thème la différence que Lise ne devait pas faire entre Gérard et moi, moi qu'elles avaient élevée jusqu'à l'âge de trois ans, ma mère étant tombée gravement malade à ma naissance. Il fallait toujours agir exactement de la même manière envers nous, donner la même somme d’argent aux deux, des cadeaux exactement équivalents etc…
-- Il est ton petit neveu lui aussi, ne l’oublie pas.»
Cette commerçante avisée poussait le sens de l’équité jusqu’à compenser, au cas où un cadeau avait été plus coûteux qu’un autre, par la somme exacte qu’il manquait au défavorisé, jointe au jouet pour faire poids. Ce geste qui devait selon elle constituer la preuve absolue de l’équivalence de son amour pour ses deux petits-enfants, comme si l’arithmétique remplaçait celle des affects. Elle mesurait faute de pouvoir éprouver... exactement le même sentiment envers moi et envers Gérard.

 La famille, comme celle des Tudor -mais chez eux, c’était par défaut- fonctionne sur ce point à rebours des familles traditionnelles, valorisant davantage les filles que les garçons [jusqu'à un certain point]. Conclusion ou prémisses ? Comme chez les Tudor, la plupart du temps, elles sont en effet plus performantes et souvent dominantes, ce qui les fonde à leur tour à choisir des hommes plutôt effacés, puis à privilégier leurs filles, (qui elles mêmes vont se pourvoir de maris semblables à leurs pères etc..) Une famille d’amazones qui se reproduisent peu, où les mâles n’ont pas la part du lion, pardon, des lionnes. C'est sans doute aussi relié au hasard d'une configuration qui se répète de générations en générations: le premier enfant est une fille, souvent investie mais non maternée, hyperperformante par la force des choses, suivie d'assez loin par un garçon forcément soumis à l'aînée qui le prend en charge au mieux mais avec autorité. Les femmes travaillant dur ne sont pas les mères attentives qu'elles voudraient mais par la suite d'excellentes grand mères pour compenser... et soulager leur fille elle même bossant dur etc... Ça continue encore. [Dans mon cas, ça s'aggrave même car la configuration est la même du côté paternel.]

Conséquence, ma mère [et moindrement moi] prîmes ensuite en charge avec joie les deux vieilles femmes. Ces choses ne s’oublient pas. Jamais. Et peut-être en effet ai-je un peu été préférée, comme ma mère l'avait été à son frère, une préférence ambiguë s'accompagnant de charges plus lourdes.

Selon Josette, j’aurais eu "tout, (en fait c’est ma mère qui aurait eu "tout") Luc, rien, elle aussi commerçante et qui elle aussi compte faute d’analyser. "Tout" c'est-à-dire le Ranquet et la terre. Peut-être. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Ma mère a donné à son frère une somme convenue pour acheter sa part, insuffisante selon Josette pourtant généreuse d'habitude -du moins l’affirme-t-elle quarante ans après, elle qui s’est tue tout ce temps- et l’affirme-t-elle contre moi, elle qui n’a jamais osé affronter directement ma mère, pourtant seule responsable dans ses ruminations moroses de cette soi-disant injuste répartition… ma mère avec laquelle elle a eu en apparence des rapports tout à fait cordiaux. 57 ans après, Pauline morte, c’est moi qui serai vouée aux gémonies, accusée de captation: il est sans doute plus facile d’attaquer une nièce sans envergure qui s’est éloignée qu’une belle-sœur omniprésente et redoutée. Peu élégant. Mais Josette, sauf pour les fringues, n’est parfois pas très élégante.

Il faut dire: elle adorait sa belle-mère, plus que sa propre mère à qui elle reprochait de l'avoir sacrifiée à ses frères, et fit tout pour s'en faire aimer. Brite était un personnage: la chef de la famille, celle qui par son travail et sa débrouillardise l’avait tirée de sa pauvreté, une Domina romaine, en somme. Ce minuscule bout de femme à l’énergie jusqu’à la fin indomptable constituait un mélange singulier de Scarlett O’Hara et de Rosa Luxembourg. Josette était tombée sous le charme, comme tous. Elle fut une belle-fille parfaite, fêtes de mères (que ma mère oubliait toujours), la première à prendre le deuil lors de la mort du grand-père, à aller joliment fleurir la tombe des Boissier, régulièrement, petits cadeaux pour la Sainte Brigitte (dont jusqu’alors Brite ignorait jusqu’à l’existence) et pour le 19 Mai (l’anniversaire de Brite auquel ma mère elle-même ne songeait jamais), présent et gâteau… elle mettait le paquet pour que sa belle-mère l’apprécie.

Elle est certes parvenue à gagner son amour (qu’elle aurait obtenu sans cela du reste) mais bien en deçà qu’elle eût voulu. Il était clair que Brite préférait sa fille, qui, elle, ne faisait rien pour être aimée, au contraire: l’amour lui étant dû, à tout instant et par tous, Pauline ne le voyait même pas. Et ça marchait. Pour tous. Il y avait entre les deux femmes la rivalité classique de la tâcheronne qui réussit à peine à passer la barre de la moyenne envers la surdouée désinvolte qui sans coup férir obtient toujours 20. Josette n’a jamais pardonné. 50 ans après, c’est sur moi, moins dangereuse que Pauline, que cela retombe. Profit et pertes. Je suis dans les pertes. Elle se venge de ce qu’elle a dû subir tout ce temps et que personne n’a jamais mesuré, même pas elle-même. De ce qu’elle a caché soigneusement ou refusé de voir, engrangeant son ressentiment et l’enflant de un stoïque silence durant 50 ans. Cette rancoeur, elle l'a transmis à son tour à Marina, sa belle-fille, la femme de Gérard, (mon cousin) car ces meurtrissures se diffusent comme des virus informatiques. Ce qui n'arrange rien celui-ci éprouve pour moi une affection de cadet  mâtinée d'une sorte d'admiration. Moi aussi, différemment.
Dix jours après la mort de ma mère, Marina et Josette ont organisé dans leur jardin une fête joyeuse, j’entendais au loin le bruit des rires et de la ripaille. L'avis de Gérard qui n'osa même pas s'y opposer ne comptait pas. Pauline l'avait aidé et même pris avec nous pour ma plus grande joie en certaines circonstances, mais baste. J’ai eu envie d’aller m’y inviter et d’amener l’urne avec moi. Je regrette de ne pas l’avoir fait. 57 ans ou davantage de haine dont je n’avais jamais eu conscience que personne n’avait subodorée parce ce qu’elle ne s’exprimait pas. Une haine paysanne, bien marinée, comme des cornichons en bocal. Je me suis demandée alors si.. Mais non, Luc était d’une beauté virile remarquable, apprécié de tous et surtout de toutes, et doté d’un humour à froid extraordinairement efficace, un personnage entre Pagnol, Malraux et Marlon Brando. Elle était amoureuse. Elle aussi était séduisante, du reste, mais dans un genre cheap, différent.

Luc cependant vieillit mal physiquement. En raison de l’embonpoint pourtant discret qui petit à petit avait envahi son corps bien bâti de sportif, à la fin de sa vie, ce tribun populaire communiste se mit à ressembler d’une manière plutôt gênante à Le Pen (en mieux évidemment), du moins pour l’allure car ses traits demeurèrent fins et réguliers. Pour sa femme, ce fut l’inverse: veuve, elle abandonna toute coquetterie (maintenant, à quoi bon ?) renonça aux teintures flamboyantes, choucroutes et laquages parfaits de son coiffeur ainsi qu’aux tailleurs "mode de Paris" de chez Marysa et prit alors l’allure d’une jolie rombière à laquelle les beaux cheveux blancs immaculés un peu flous, tranchant sur les vêtements noirs tout simples conféraient une distinction qu’elle n'avait pas dans sa jeunesse. En somme, le "laisser aller" réussit parfaitement à cette belle femme autrefois maladroitement sophistiquée: à soixante-dix-sept ans, Josette, qui en accusait vingt de moins, avait infiniment plus de charme qu’à trente. Ce que les messieurs remarquaient. Pas elle. Luc parti, aucun ne comptait.

Que se passa-t-il pour que ce mariage -et surtout la naissance de Gérard- fut pour Lise ma grand tante un déchirement qui très probablement précipita ou révéla sa fêlure. La gauche, la droite.. Sans doute. 

Quant à l’horloge, il se trouvait que dans la maison d’un aïeul, on avait en effet découvert dans une remise à ciel ouvert, effondrée, une vieille horloge que mon père avait réparée. Que voulait dire cette horloge plantée parmi les oliviers ? Lise reprochait-elle à mon père, qu’elle adorait, d’avoir accaparé un objet qui lui appartenait à elle seule ? Ou au contraire ne se sentait-elle pas le droit de jouir (car l’horloge était restée au Ranquet) d’un meuble qui sans mon père fût tombé en poussière ? Un symbole quelconque ?

Et lorsqu’elle fut brièvement internée, il n’est pas exclu qu’elle ait été témoin ou même victime d’actes sexuels entre patients ou même avec le personnel soignant… Ou violée pendant la guerre? Et que, étant donné l'engagement des siens, elle n'eût jamais osé les dénoncer... Des soldats allemands stationnés à un jet de pierre en camp en auraient-ils profité? Elle était souvent seule au jardin, le soir, pour arroser, les rhumatismes de Brite l'empêchant de "descendre"... seule à toute heure, même la nuit. C'était elle aussi qui était chargée de la corvée d'eau lorsque l'électricité venait à manquer et c'était fréquent. A toute heure aussi. Le puits, la nuit? Un homme embusqué? Il n'est pas compréhensible autrement que cette "vieille" fille chaste et "irréprochable" dans son idéologie (qui lisait peu de romans de surcroît, et surtout pas érotiques, seulement des livres de jardinage) ait été au courant de pratiques sexuelles que même des femmes mariées "honorables" ignoraient.
Son discours était à tiroirs. Pas si fou que cela en dépit des apparences. Il manquait juste une clef pour décoder. Je ne l'ai toujours pas, pas totalement.

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