vendredi 30 novembre 2012

Le Puits de Célas, Valmalle

Cérémonie annuelle au Puits de Célas, anciens combattants et tout… Dommage que l’histoire des résistants qui y furent précipités ait été récupérée -comme tout- par les politiques. Discours vides, toujours identiques et roboratifs… J’avais envie de leur demander pardon. Les paroles de Gustau me revenaient en mémoire:
«Un jour, des messieurs en cravate nous congratuleront pour ce que nous avons fait… les mêmes peut-être que ceux qui à présent nous tirent dans le dos...» Amertume. Il y avait même un petit sous-préfet enharnaché d’or et de velours comme une vachette camarguaise qui a improvisé, visiblement à reculons, un court discours emberlificoté, candide mais aimable -et surtout rapide- accent parisien à l’appui, au terme duquel on pouvait retenir qu’il venait juste d’être nommé, qu’il ne savait pas très bien de quoi il s’agissait, enfin pas en détail mais qu’on lui en avait beaucoup parlé évidemment (!) qu’il se renseignerait plus avant -promis juré- d’ailleurs des histoires de ce genre, il en avait vu plein dans toute la France, et peut-être fallait-il oublier, faire la paix, enfin non, pas oublier, se souvenir au contraire, bien sûr, mais tout en allant de l’avant, c'est-à-dire… Bref, vous m’avez compris, je ne vais pas vous prendre plus de temps…»
Pas de quoi soulever les masses. Mais bref, le Démosthène. Et sincère, à sa façon. Ne cachant pas qu’il s’emmerdait, et en un sens, il n’avait pas tort. Les litanies d’Angelo avaient endormi tout le monde.

Angelo ! Il veut visiblement prendre en mains l’histoire et cache à peine ses visées électoralistes. Ce n’est pas un mauvais type, mais il a développé une ambition qui le fonde parfois à flagorner voire à modifier la vérité -en partie-. Tout le monde le sait mais on l’aime bien tout de même: sa chaleur humaine, sa truculence et son complexe évident de prolo qui veut s’instruire sont telles qu’elles font supporter ses minimes bassesses. Il est assez intelligent pour séduire, n’oubliant personne dans ses discours, énumérant, fût-ce de manière indigeste, tous les maquis qui ont existé dans la région, et il y en eut beaucoup, et nommant un par un les morts et les vivants, avec un petit mot dithyrambique sur tous. Ça dure ! Soit. Lorsqu’il m’invita à Nîmes pour une soirée de poèmes et de discours sur la guerre d’Espagne -mais en espagnol exclusivement- bien que je me sois cachée tout au fond de la salle dans l’intention de m’en aller discrètement, il m’aperçut et, en gesticulant, de loin, s’écria:
-- Irène ! Viens ici.
Il m’avait réservé une place à ses côtés, devant, en plein milieu, juste sous la scène. J’ai dû rester les trois heures réglementaires retenant mes bâillements, (la langue collée au palais, comme on enseigne aux jeunes filles bien élevées) sans rien comprendre. Ça, je n’oublierai pas. En plus il fallait parfois rire, pour ne pas désobliger les acteurs.

Je suis restée seule au puits, comme pour chasser les miasmes. Louise était là, toujours égale à elle-même.
-- Il en a trois que je connaissais très bien là dedans, tout au fond…» m’a-t-elle dit, avec, le cas est rare chez elle, une émotion perceptible, presque une larme. Trois bons copains. Elle se gelait, je lui ai proposé mon écharpe en laine bien chaude et plus ou moins sale, qu’elle a refusée. Sacrée Louise. Elle va devoir se faire opérer du bras, qui est devenu quasiment paralysé et surtout qui la fait souffrir en permanence. Elle a du mal à conduire. Mais le chirurgien qui est l’as spécialiste du coude qui dysfonctionne chez elle opère à Mistral. Mauvais augure.

J’ai envie d’y retourner ce soir. Pardon Gustau de ne pas avoir su parler. Mais écrire, si. J’ai parfois envie de devenir célèbre rien que pour pouvoir ensuite dire, rectifier, la réalité historique, même partiellement. -Au fond, je ne vaux guère mieux que le curé ; je suis une adolescente mal vieillie.-

Non ils ne sont pas morts pour la France, mais pour la liberté. Il y avait parmi eux autant d’étrangers que de français, et deux femmes allemandes. Mortes pour ce que l’on voudra, mais mortes et non morts (à l’énumération des noms, un à un, un ancien combattant répondait comme d’habitude: «mort pour la France»… y compris après: «Lisa Ost» et «Hedwig Rhamel» ! Ont-ils saisi depuis le temps qu’elles étaient des femmes ?) Et les gens qui les ont fait tomber n’étaient pas des «allemands» mais pour la plupart des miliciens français -même si ensuite ce sont bien les SS de la division Brandebourg qui les ont massacrés-… Non, ils n’ont pas été fusillés mais la plupart sont morts sous la torture et certains ont sans doute été jetés vivants. Non, les miliciens qui les ont sortis ensuite n’ont pas été précipités dans le puits… !!! Non, tous n’étaient pas également engagés dans le combat, certains, Valmalle par exemple n’ayant eu pour fait d’armes -et c’est déjà beaucoup- que d’avoir tu la teneur probable des colis -des tracts- que des inconnus mettaient dans le car qu’il conduisait sur la ligne Malaigues - Saint Jean, récupérés ensuite par d’autres inconnus… Enfin…

Un type qui prétendait tout savoir s’est esclaffé lorsqu’il a fait mention des femmes tondues. Un flash. Il devait être du genre à l’avoir fait ou à avoir applaudi et contemplé en bandant. Je l’ai engueulé assez fortement. Il a voulu ensuite se rendre intéressant en affirmant connaître un traître qui les aurait tous envoyés dans ce puits. Primo, c’est impossible parce qu’ils n’ont pas été pris en même temps et chacun a eu une histoire différente. Ensuite, il a royalement parlé de Vigne, dont tout le monde sait en effet l’implication comme donneur. Beau scoop. Je pensais qu’il allait citer cette femme de Lassalle maîtresse d’un soldat allemand, moins connue, qui, adolescente, aurait dénoncé Valmalle par vengeance -il avait averti sa mère à mi mot qu’elle batifolait au lieu d’aller au lycée- puis fut sauvée par un résistant qui l’épousa juste à la libération… qu’elle quitta une fois en sécurité, s’engageant alors -comme son ex mari- dans l’armée où elle fit une belle carrière en Allemagne… et revint une fois les passions calmées, remariée bourgeoisement, dans son village… où elle escomptait se présenter sur la liste électorale majoritaire lorsque l’affaire éclata ; elle fut alors forcée de démissionner… Sans sa cupide ambition, personne n’aurait jamais parlé…

Mais elle avait quinze ans alors: c’était sans doute une adolescente amoureuse qui probablement ne se rendit pas compte de ce qu’allaient provoquer ses propos, tenus sans doute au milieu de larmes, devant son bel aryen navré auquel elle annonçait la rupture imposée par l’intraitable maman. Avertie, hélas. Mais par qui ? Par ce vieux salaud de conducteur. Et qui ne se gêne pas pour transporter des drôles de colis, en plus*… C’est simple, voilà comment Valmalle, le brave chauffeur pied bot qui ne parlait que patois et considérait un peu les enfants qu’il transportait comme siens finit massacré sous la torture et précipité dans le Puits. Un nom sur une dalle.

A-t-elle eu des remords ? Aima-t-elle son résistant épousé à la hâte tout de suite après ? Et enfin, son dernier mari, riche et conciliant ? Était-elle si éblouissante, cette femme qui sut toujours séduire au bon moment les hommes qu’il lui fallait ? Peu soucieuse de rencontrer un tel personnage bien que j’écrivis alors les «Lettres à Lydie», j’ai questionné indirectement des voisins, car elle semblait emblématique de ces situations exceptionnelles où parfois ceux qui se comportèrent en salauds ne l’étaient pas vraiment… ou pas tout à fait. Les réponses furent unanimes, souvent après un éclat de rire joyeux et cruel. C’était, c’est toujours, un pot à tabac au nez en patate avec des yeux louches trop rapprochés. Les femmes fatales ne sont pas ce que l’on croit. 

* Le seul fait de résistance de Valmalle, ce qui n'était pas si mal -mais ce n'est pas pour cela qu'il fut pris- fut en effet de transporter des tracts de Malaigues à St Jean régulièrement. Quelqu'un les déposait dans la soute, et d'autres les reprenaient à chaque arrêt -il savait fort bien de quoi il s'agissait et s'était toujours tù-.

jeudi 29 novembre 2012

EDF, en attendant Godot


EDF, une merveille. Entre la saga de Gösta Berling, Courteline et Kafka. C'est le monde des ils et des ons. Premier acte. J’appelle samedi pour qu’ils rétablissent, on me dit de payer par carte bancaire, ce qui fait toujours hésiter, mais on précise que de toute manière cela ne pourra pas être fait avant lundi. Cependant ajoute-t-on (un on sympathique tout plein) dès le règlement effectué, c'est-à-dire dans la même journée, ils viendront rebrancher, c’est le règlement. C’est donc un coup de lundi. Soit. J’annonce l’évangile au curé ravi.

Aujourd’hui lundi, re appel, carte bleue en main, tant pis pour le risque. Le nouveau on -une one cette fois- réprobatrice, me prévient qu’on ne peut pas me rétablir avant d’avoir mis en place un prélèvement automatique, c’est le règlement, impossible de déroger. Soit, je l’aurais fait de toutes manières. Mais on veut mon relevé d’identité bancaire, que je n’ai pas. Donc il me faut appeler la banque à Paris qui me le faxera. Parfait. Sauf que l’agence est fermée le lundi.

Sauf aussi que ce n’est pas du tout ce qui m’avait été dit samedi par «EDF» ce monstre fait de ons et de ils que l’on ne sait même plus localiser. Où est le bon temps où on demandait à l’employé comment allait sa mère ? Je me sens soudain un croûton inadapté qui n’a plus droit à la vie ou du moins au courant électrique. Je proteste  donc: samedi, il n’avait jamais été question de prélèvement automatique -mais par contre je pouvais tout de même payer.- On ne se démonte nullement et on me répond que c’est normal parce que c’était le week end (?) Le règlement est-il différent le week end  et en semaine ? Non, évidemment rétorque-t-on avec hauteur -et accent du midi cette fois- mais celui-qui-m’a-répondu-samedi était à Quimper. Soit, mais à Quimper, le règlement d’EDF varie-t-il ? Réponse hautement philosophique: non, c’est ici que ça varie. ! Oui. Ici, ce n’est pas comme à Quimper. D’accord, mais ne le savait-il pas, ce renseigneur de Quimper, qu’ici c’était ici, tout différent d’ailleurs ? Non, bien sûr, il ne pouvait pas savoir puisqu’il était à Quimper. !! Je commence à craquer. J’allume un clop.

Mais alors pourquoi un service renseigneur qui ne peut pas savoir puisqu’il est à Quimper? One est intraitable et reprend en boucle: ici, c’est ici, et Quimper, c’est Quimper, ils ne peuvent pas savoir, c’est normal. Ca commence à chauffer (à ? cts d’euros la minute). Mon chien aboie férocement pour me soutenir. On se fâche et raccroche. Mon Dieu, pourquoi m’a-tu abandonné ?

Je remercie le caniche mais lui explique que ce n’est pas avec de tels arguments que le curé sera «rétabli» aujourd’hui. Il faut savoir composer avec les ons. Qu’il me laisse faire, le chef c’est moi. Je retente le coup. Cette fois, on est plus sympathique et on me dit qu’on va me rappeler pour vérifier que je suis moi... (Au cas où un inconnu voudrait payer à ma place ?) Et on me rappelle en effet, merci mon Dieu. One, cette fois, est gradée, dynamique et pleine d’allant, une one pour cas difficiles sans doute. Elle enregistre mes coordonnées bancaires, ça marche. Puis mon chien aboie encore, mais de joie. Pourquoi ça coupe à chaque fois ? Je rappelle: la nouvelle one n’est pas au courant, mais elle est peut-être à Honolulu, il va falloir tout reprendre à zéro. Non ! On me rappelle sur mon portable, et miracle, c’est la première one qui s’excuse d’avoir coupé, ça arrive tout le temps, ce n’est pas du tout à cause du caniche, le standard est saturé car ils ont énormément d’appels (apparemment ils ont beaucoup castré ces temps-ci) etc... Ca marche merci mon Dieu. Le paiement est accepté m’assure-t-elle. Ouf. Je vais peut-être être rétablie, comme ils disent, tout à l’heure même. Ou, en tout cas, comme ils s’y engagent formellement, dans l’après-midi.

Mais je dois être présente car il faut tout disjoncter auparavant. Soit. Je cours, vole et… Non, ce n’est pas la peine de courir me dit-on. On va me rappeler. Ce sera un autre on encore, mais un on d’une toute autre dimension, mâle et armé de pinces, fils et fusibles, un on qui coupe et découpe. Ce sont les seuls ons identifiables et identifiés de la bande, les seuls que l’on peut attraper mais l’on n’ose. Des bons ons parfois. Quoiqu’un des ces ons est assez mauvais cheval ; la dernière fois, il a voulu tout vérifier et a exigé que j’installe un disjoncteur au sous compteur, peut-être avait-il raison… mais c’est un ancien élève de maman et son air sournois me semble d’assez mauvais augure. Voudrait-il par hasard se venger de la mère sur la fille ? C’est déjà arrivé. Le on m’a pourtant assuré que Pauline lui avait laissé un excellent souvenir, d’ailleurs il était plutôt bon élève. Alors, jalousie ? Qui sait ? Quelque chose dans son regard ne me plaît pas. Je lui ai demandé son nom, je connais tous les élèves de maman, mais pas ce on là. Il devait être du genre bûcheur incolore inodore et sans saveur abonné à la huitième place, un jour rétrogradé à la neuvième. A cette époque, le pouvoir d’un instit de village était féodal. (José a confirmé: «c’est un con.») J’attends donc l’appel de on. Espérons que cela ne sera pas celui-là. L’histoire devient palpitante.

Notons qu’à l’origine, c’est entièrement de ma faute. Puis, de celle du curé. Et que je suis salement manipulatrice puisque j’ai fait l’andouille avec l’histoire du prélèvement automatique jusqu’à ce que j’arrive à trouver un on plus malléable que les autres. Un jeune on sans doute, pas encore rompu aux arcanes du rapport EDF/clients. L’anonymat comporte des avantages: si un on bloque, on peut toujours en essayer un autre… jusqu’à trouver le bon on, tandis qu’au guichet, devant un on unique et omnipuissant aux yeux glauques et cruels qui vous barre la route comme un Patou en service, macache, à moins d’Erwan avec son AK 47. On va peut-être se faire engueuler demain. Je m’en veux… A moitié: le curé ne peut plus rester dans le noir, la fin justifie les moyens, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, la loi est faite pour les hommes et non l’inverse, je préfère la justice au dictats du tyran etc… je m’accable de formules incantatoires pour justifier ma turpitude… J’attends. Le cœur battant. Qui sait si on ne s’est pas aperçu de ma fourberie ? Je n’ai pas la conscience tranquille. Kafka. Je vais me faire un café pour calmer mon angoisse. Mais il n’est que deux heures. On mange sûrement.

Ma roublardise n’a pas été détectée ; mes angoisses étaient sans objet. C’est un on syndiqué qui m’appelle pour m’annoncer qu’il est en grève. Je ne puis le lui reprocher car c’est justement à cause de la délocalisation. Quimper répondant pour Malaigues et vice versa, cela entraîne ce que l’on vient de voir, des emplois supprimés, et le client auquel on facture les communications, mécontent et totalement perdu… Qui ne sait même plus qui maudire. El pueblo, unido, jamai sara vincito. Soit. Mais enfin ça ne m’arrange pas. Je lui conte ma vie, je dramatise, le curé seul sans électricité qui déprime etc… Il va voir. Il semble ouvert et serviable -ce n’est pas l’ancien élève de maman-. J’espère que ce n’est pas celui-là qu’il va consulter. Je vais acheter des cigarettes, mon portable à la main, prête à bondir. Ce journal seul me permet de résister à l’angoisse de l’existence à laquelle je me sens totalement inadaptée. Coupable. Nulle. Je vais voir mon horoscope. Il me dit bêtement que plus je m’intéresse aux autres et plus on s’intéresse à moi. Le beau scoop. J’ai honte.

Quinze heures. Toujours rien. Je rappelle. On m’exhorte de ne pas m’en «faire», on me confirme que l’ordre de mission est bien parti, on leur a tout expliqué, le lieu, l’urgence, de m’appeler une demi heure avant, tout est nickel, pas de souci. Ils vont m’appeler.

Seize heures. Même conversation ou à peu près. Il ne faut pas m’inquiéter, ça ne va pas tarder, c’est normal qu’ils tardent, ils ont du travail... etc Je fixe mon portable depuis trois heures, en vain. Le caniche s’endort. Il a perdu espoir.

Dix sept heures, ça se gâte. Et flûte, j’ai payé, ils doivent contractuellement me rétablir. Rappel. Deux fois. Toujours la même voix suave, puis un soupir et la douce musique. Re soupir et à nouveau, l’autre voix, disharmonieuse, celle-là.
-- Si vous aménagez, tapez 1, si vous êtes un professionnel, tapez 2, si vous… Mais, j’ai le coup à présent, je tape directement le 4 à une vitesse d’enfer, une virtuose du clavier, je suis devenue. Car mon cas est le 4, naturellement le dernier proposé et cependant le plus fréquent. Un énième on. Il faut tout reprendre à zéro comme à chaque fois. Mais là aussi, j’ai le coup. Nom, prénom, domicile, à toute allure. Demarret, Irène, Le Ranquet, coupure etc… Ne quittez pas. On va voir avec un autre on, plus important sans doute… Je ne quitte pas. Mais c’est on qui me quitte, au bout d’un assez long moment. Je rappelle, furieuse. Encore un autre on, qui me dit qu’il ne peut pas prendre l’appel car il est occupé. J’attends, puis je crie enfin, ça soulage. Le prix de la communication etc… Un simple appel local, une broutille m’annonce ce on-là, un peu dédaigneux devant ma ladrerie. D’accord mais c’est le  dixième. (?) On consent enfin à s’occuper de moi et à abandonner un dossier urgent. Nom, prénom, etc… Je dévide. N’allez pas si vite, je n’ai pas noté. Puis, un silence embarrassé. On appelle devant moi Soubeirannes et on discute ferme. J’apprends ainsi que ce dernier on est logé à Beaucaire. C’est toujours mieux que Quimper, quoique… (J’entends tout: la cliente est mécontente etc…)

Et hélas c’est le coup de théâtre, l’intervention d’un deus ex machina, mais à l’envers. Un diable ex machina, plutôt. On finit par me résumer, l’air penaud, la conversation vue de l’autre côté: ils ne sont pas très sûrs de me rétablir, ni aujourd’hui ni même demain. A vrai dire, ils sont même plutôt sûrs du contraire. Car demain il y a grève etc… On a l’air fort ennuyé. Je hurle, demande à parler au responsable. On me le passe aussitôt avec empressement. C’est une one. Qui m’affirme sèchement qu’en effet, elle ne peut rien garantir, elle préfère me le dire honnêtement car elle est honnête. Ni aujourd’hui, ni même demain. Ils ont bien demandé le rétablissement comme il se devait après le paiement, ils ont la conscience tranquille, mais ils n’ont en fait aucun pouvoir sur les services techniques, qui peuvent faire… ou ne pas faire. Des épiphénomènes en somme… Alors pourquoi affirmer que… ? Ce n’est pas moi qui vous l’ai dit. Là, one se moque carrément de moi. Le ton soutenu réveille le caniche qui veut intervenir. Vous êtes responsable donc vous ne pouvez vous défausser sur un inférieur. Ce qu’il a dit -qui est du reste la règle- c’est comme si c’était vous qui l’aviez dit… A x cts d’euros la minute, je me paie le luxe de lui faire un petit cours sur la notion de responsabilité administrative, avec ma plus belle voix Sorbonne sans doute. One en convient tout à fait et me promet qu’on va régler ça en interne. Je m’en fous.

Et one tente de noyer le poisson en évoquant les intempéries (?) qui auraient nécessité des dépannages en urgence… Pourquoi alors garantir des prestations que vous savez fort bien n’être pas en mesure de fournir, comme vous venez de l’avouer ? Il y a des impondérables etc… Je craque. Appelez demain matin à la première heure, on pourra toujours vous dire quelque chose. Je ne veux pas que vous me disiez quelque chose, surtout pas, mais seulement que vous me rétablissiez le courant.
Je n’en peux plus. Suite au prochain épisode.

Ce n’est donc pas fini. Je vais voir un film idiot à la télé. Je n’ai plus que ça. Du coup, je n’ai pas téléphoné à Nathan. A toute chose malheur est bon, dit le proverbe. Je sais à présent que je ne l’appellerai pas. Ouf. J’ai cicatrisé la conversation d’avant-hier au terme de laquelle il me disait coupable des aléas toujours identiques qui me frappent souvent, élargissant la plaie au lieu de la panser. Il y a aussi autre chose dont je voudrais parler… mais je n’y arrive pas. Je vais rouler un peu puis je verrai si j’ai le courage.

EDF, second épisode

Rappel EDF ce matin, première heure c'est-à-dire dix heures. C’est presque du temps complet. La nouvelle one (ne quittez pas) cherche à contacter sa chef, en vain car elle est en réunion -tu parles- puis elle m’assure re-noter et relancer tout le processus et s’excuse, après avoir lu avec attention, à voix haute, ma saga de la veille qui apparemment a fait l’objet d’un chapitre entier d’une nouvelle interne à EDF avec date, heures, noms des ons qui m’ont répondu et principales répliques échangées dans leur substance et presque dans la lettre -compte rendu à peu près exact sauf au moment crucial de l’affaire lorsqu’on m’a raccroché au nez, où il est mensongèrement écrit «la cliente a raccroché». Menteurs.- On m’assure qu’on va m’appeler et tout faire pour que... Turlututu. Je donne aussi le numéro du fixe. On ne sait jamais, si le portable dysfonctionnait, deux précautions valent lieux qu’une. Ca repart, pour la journée sans doute. Je suis toujours prête à bondir, entre portable et fixe, clés de voiture devant moi. Si seulement je pouvais lire mon courrier…

Hier j’ai réfléchi. Je vais l’écrire, cette chose qui me taraude. Tant pis. Je l’ai mentalement «écrite» dans la voiture, en conduisant. Il le faut. Sinon tout cela ne sert à rien.
EDF, troisième épisode, suite et fin

«EDF» n’a toujours pas appelé. C’est fichu, à présent. Le curé est navré car il ne peut plus recharger son portable. Tiens, il commence à prendre conscience que pour lui aussi, c’est ennuyeux. Demain, peut-être ? Je n’ai même plus la force de me révolter. Et auprès de qui, à cette heure ? Je vais ranger la galerie. Lourde tâche. Agréable, au fond.

Miracle, coup de théâtre, «EDF» a appelé… vers dix sept heures trente. Les ons techniciens cette fois, les vrais, les seuls qui valent la peine. Des ons chirurgiens, des ons tranchants. Un peu gênés. Est-ce que ça vous embête si on ne vient que demain ? Parce qu’il est tard, comprenez- vous, et, etc... Mon énergie revient d’un coup, finalement intacte. Je hurle. Bon, d’accord, ils vont venir. Je fonce. Un embouteillage à Pont d’Avène. Un accident ? Ce n’est pas possible. Je suis décidément maudite. Cela n’arrive jamais. Et il faut que ce soit juste aujourd’hui… Je coupe la file, je slalome, portable sur les genoux. Ouf, je suis passée, sous l’œil stupéfait des quidams qui attendent sagement à la queue leue leue. Alléluia. Soubeiranes. Je les vois enfin, garés vers le pont. Merci mon Dieu. Un camion bleu. Le gars qui est au volant me fait signe d’y aller, il me suit. J’y «vais» donc. Personne derrière moi. Il doit manœuvrer sans doute. Le curé sort, joyeux. Ils arrivent. Enfin ! On descend vers le portail. Et on regarde le chemin. Bêtement, car il n’y a rien à voir. Anne ma sœur Anne… On se sent dépendants, stupides mais ça ne fait rien, on reste là, figés comme des santons. On attend. Personne. Il est dix-neuf heures à présent. Ca, c’est mauvais. Mais où sont-ils passés ? Vous êtes sûre que vous les avez bien vus ? S’enquiert le curé, qui redoute une hallucination. Oui. Il ne faut pas plus de trois minutes du pont pour arriver ici. Je le sais bien. Il se désespère. Moi aussi. Je rappelle deux fois le 810. Quimper, comme d’habitude, ils ne savent pas etc… Je raccroche, après un merde retentissant, ça y est, j’ai craqué.

Je retourne au pont à toute allure. S’ils étaient partis ? S’ils s’étaient perdus ? C’est arrivé. Je manque d’emboutir un vieux monsieur en voiture qui marque trop longuement le stop. Dégage connard, je ne l’ai pas dit mais bel et bien pensé. Ca y est cette fois, je suis folle.

Le camion est toujours là, ouf. Je me gare en double file sans mettre le clignotant. J’entends derrière moi crisser des freins. Une moto fait un écart. On est toujours au volant, à l’arrêt. Placide, on écoute la radio, on a visiblement la vie devant soi. Il attend, me dit-il. Mais quoi ? Qui ? L’autre. Quel autre ? Il faut qu’on soit deux. Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Ca fait deux fois que j’appelle. Il ne savait pas. Vous vous rendez compte que vous rendez les gens dingues ? Non. Re coup de freins. J’y vais, c’est dangereux. Le Ranquet, encore. Je rassure le curé qui en pleure presque. Si près du but, mon Dieu et puis plus rien… C’est trop injuste. Je le lui certifie, ils vont venir. Ils arrivent. Les voilà !!! Tous les deux. Ils rétablissent en trois secondes, sans même nous faire l’aumône d’un regard. Mais je les attends de pied ferme pour le dernier acte vengeur.

Discussion animée à laquelle, ô stupeur, participe fortement le curé, qui, caché derrière moi, crie et gesticule, les traitant indirectement de feignants de fonctionnaires, ce qu’ils ne sont pas. Le ton est si soutenu que j’ai peur à un moment que, par mesure de rétorsion, ils recoupent. Ces hommes à pinces sont puissants et dangereux. Marina passe et repasse en quatre quatre devant le portail… et ralentit à chaque fois, braquant légèrement son engin, mine de rien, sous prétexte de malhabileté et d’étroitesse du passage, vers le dégagement de l’allée où, tout en en haut, comme sur une scène de théâtre, a lieu le dernier acte, très enlevé, de la pièce «Irène et EDF». (C’est tout à fait inutile, le camion est bien garé, et elle est une conductrice macho, toujours à fond, mais plutôt dégourdie ; malgré ses pointes de vitesse dangereuses dans ce chemin en terre battue, elle n’a jamais écrasé un enfant, ce qui est tout à fait remarquable.) J’ai envie de lui lancer: arrête toi carrément, tu économiseras de l’essence et ce sera plus facile pour écouter.

Ils n’ont pas été prévenus que je les attendais hier. Non, il n’y avait pas particulièrement de travail ni d’urgence ce jour là. Mais c’est que voilà : c’est le «Central» qui appelle «Nîmes» ; ensuite «Nîmes» qui appelle «Malaigues» ; puis «Malaigues», les Chefs de Soubeirannes ; et enfin les Chefs, eux… Un travail délicat, comme on peut voir, en quatre actes essentiels. Où diantre le fil a-t-il rompu ? On ne sait pas. Ce n’est pas eux, en tout cas, ils ne demandaient qu’à me rétablir, ils ne sont pas mauvais bougres, et ça prend deux secondes, vous avez vu, et en plus, il n’y avait pas grand-chose à faire hier après-midi. C’est les Chefs… (?) En tout cas, les risques de thromboses anévrismales augmentent en proportion du nombre d’étapes dans tous ces ordres sinueux répercutés. Ils en conviennent et me conseillent de leur faire une lettre, à ceux de Nîmes. Puisque eux n’y sont pour rien. Fin de l’épisode. Le curé a l’électricité. Dieu soit loué. Je sens en moi la satisfaction du devoir accompli. Bêtement. A ce propos, il a oublié de me payer.
Je file à Atuargues. L’instit m’attend.




lundi 26 novembre 2012

Secret de famille



L’aveu

Voici. Erwan a laissé avant-hier un message sur répondeur, inaudible, au terme duquel il assure… avoir surpris [X, qu'il considère comme mon "ennemie"] avec un gus. Un «vieux» selon lui, mais c’est sans doute relatif. Et il est indigné! Je me demande le but de la manœuvre. Car il a un scoop, hélas, et de taille: il ajoute à titre de preuve un élément qu’il sait et que je sais également (qui m’avait été affirmé par… disons une Parque revenue des enfers et qui y est retournée)… et que je n’ai jamais dit. A personne. Donc ?… Cela m’a glacée: il est sans doute au moins exact qu’il la connaît bien… Peu importe, mais pourquoi dévoile-t-il un tel "secret" -qu’il pense que j’ignore-? Par vengeance ? Vis-à-vis de qui ? D’elle ? De moi ? Veut-il me blesser ? Ce doit plutôt être l’inverse: funeste Salomé, il croit me faire plaisir en m’apportant sur un plateau la tête de ma soi disant  «ennemie». Quand je n'en veux pas et ne la lui ai jamais demandée.

Dans son esprit fêlé, est-ce elle qui serait déshonorée? Ce serait bien dans sa manière... Supposer qu’il m’offre ainsi une preuve d’amour qui va forcément me réconcilier avec lui, mon preux chevalier… est tout à fait dans le personnage, la barbarie de son enfance Anatolienne lui colle à la peau, mélange d’intelligence manipulatrice redoutable et d’insondable imbécillité. En un sens, tant mieux, car ainsi il fait moins de dégâts. Je tiendrais donc grâce à lui de quoi faire tomber mon "ennemie", la preuve absolue de sa marginalité abjecte, de sa tache indélébile etc... Comme si je pouvais me comporter de la sorte. Mœurs de la Turquie profonde.

Pourquoi cette perversité? Cette haine contre une innocente même si elle m’a fait du mal. J’ai soudain le sentiment irrépressible qu’Erwan décalquerait le côté le plus noir de moi, ce que je suis aussi et que je ne veux pas savoir, ce que je n’ose pas être, un Mr Hyde immonde qui se cacherait derrière un Dr Jeckyll irréprochable. Il serait pour moi, même à présent que nous ne nous voyons plus, un horrible objet de transfert. Souvent, il m’était arrivé de pointer entre nous une sorte de transmission de pensée  extraordinaire ; il énonçait soudain à voix haute ce que je venais de penser au même moment sans avoir eu le temps de l’exprimer en turc. Soit. Mais là, on dépasse la simple transmission de pensée -à la imite compréhensible puisque la réplique s’inscrivait toujours dans une conversation soutenue et après tout, elle était parfois logique-. Et malgré ou à cause de sa naïveté, Erwan est loin d’être idiot.

Mais ici, on franchit un cran: il transmettrait fidèlement ce que je ne sais pas avoir en moi, qui y gît cependant, un pan sordide de mon être que je ne connais pas moi-même ou que je ne veux pas voir. (Notons que je n’ai pas dit «inconscient».) N’ai-je pas éclaté, dans le restau de José, il y a peu ? Il s’agissait d’une crise de nerfs, d’une réponse à une attaque ? Soit, mais toutes les agressions ne se donnent-elles pas pour des ripostes ? Suis-je sûre qu’il s’agissait de justice ?

La haine froide que j’ai éprouvée un moment après la mort de Pauline ne m’a-t-elle pas fondée à envisager dans quelque recoin de mon âme obscure une vengeance ? Si. Bien sûr.

Rejetée ensuite comme: «marginale, folle, quelqu’un qui ne sait même pas ce veut dire aimer, qui n’a pas eu de Vraie Famille heureuse et épanouie où on s’aime et où Tout est clair, comme j’ai eu de la chance d’avoir, moi, ça vaut Tout l’or du monde, tous les diplômes du monde, d’avoir eu ça… Ca dure toute la Vie… Tu es quelqu’un qui n’a jamais connu l’amour de ses parents, pas comme moi et qui surtout n’a jamais connu l’Amour, quelqu’un de déséquilibrée comme ta mère… tu n’as jamais connu non plus l’Amour d’un homme, et tu ne peux pas comprendre le bonheur simple de ceux qui s’aiment dans un couple et sont Tout absolument Tout l’un pour l’autre et ne se cachent rien…» Turlututu…
J’avais tout oublié. Pas lui. La mémoire m’est revenue après son message sur répondeur. Mon inconscient ? Si l’on veut. Mon «Erwanan», plutôt.

L’écriture ne ment pas: ce que l’on peut lire chez certains insoupçonnables est hautement révélateur et stupéfiant. Ses propos étaient exacts, en partie seulement, l’outrance en moins. (Sauf que tout cela n’avait rien à voir avec l'histoire -c'était censé être une réponse- et que c'était l'hôpital qui se moquait de la charité.)
Sauf que tout ce discours pouvait exactement se lire à l’envers. A un point extraordinaire.
-- Tu vois combien elle t’envie et t’aime ! fut la stupéfiante conclusion après lecture de la lettre, en s’esclaffant au fur et à mesure qu’il progressait… lettre que j’avais malencontreusement oubliée dans un coin avec des épluchures et cendres de cigarettes par dessus, de Dimitri. Il n’avait pas tort. Je n’y avais pas pensé, je n’avais pas voulu y penser, ayant aussitôt mis le poulet à la «poubelle» (mais le ménage est irrégulier.) Or j’étais, moi, en possession d’éléments qui auraient dû me permettre d’effectuer cette analyse ; pas lui. Son intuition avait magistralement suppléé son défaut de connaissance. Et mon savoir, annulé l’intuition. Toute la lettre pouvait et devait se lire exactement à l’envers, point par point, au détail près. C’était, au sens du terme, fou.

Et voilà que «ça» s’exprime soudain par Erwan interposé. En termes directs, odieux et injustes, car lui ne fait pas dans l’euphémisme ni même la justice… et passe outre la base de tout, elle est une victime, même si ensuite elle hurle avec les loups, et plus fort encore que les loups pour se démarquer. Suis-je sûre que cela ne me satisfait pas, tout au fond de moi ? Suis-je sûre que la lame acérée qui, dans cette lettre affouillait ma plaie, malgré mon mépris de surface, ne m’a pas excédée et poussée à envisager -à titre de phantasme informulé seulement- une rétorsion de ce type ? Non. Je suis même sûre du contraire: l’arroseur arrosé est toujours d’un inépuisable -et cruel- comique. Qu’on y songe. C’est si drôle en effet. Il faut presque l’algèbre pour s’y retrouver. Voici.

Une exclue (puissance 10) que nous appellerons l’exclue A dramatiquement traumatisée, après avoir rejeté et fait rejeter une autre exclue dite B mais beaucoup moins exclue et beaucoup moins traumatisée, le rapport étant de 1 à 10 (et ceci, au moment même, crucial, où l’exclue B dévoile à un autre les causes de sa souffrance)… en termes odieux ultra violents, les mêmes sans doute qui lui avaient été appliqués autrefois (mais pas par l’exclue B, qui au contraire l’avait soutenue!)… une exclue A donc, qui malgré ou à cause de son désir de se laver de la «tache» en abattant l’exclue B, (qui n’a absolument rien à voir avec l’affaire) se voit soudain remise en place par un ange noir avec des arguments abjects exactement identiques à ceux qu’elle avait utilisés pour démolir l’exclue B (mais en l’occurrence, ils sont exacts)… cela paraît en effet l’œuvre d’une justice immanente et cruelle, en un sens équitable, qui veille à rétablir les choses à leur place pérenne. C’est absolument magnifique ; on dirait un roman de gare, au dénouement tiré par les cheveux. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Je ne pouvais imaginer mieux. Coup double. Erwan me venge et… je n’en suis même pas responsable. Ce salaud a un sens de la justice, si l'on peut dire, il faudrait plutôt dire du talion, sur développé, ce n’est pas la première fois que je l’observe:
-- Tu m’appartiens comme je t’appartiens, je serai toujours là pour te protéger, même si tu me quittes» m’avait-il dit autrefois. Il avait ajouté, avec une pertinence désopilante compte tenu de notre différence d’âge:
-- Tu n’es pas très adaptée à la vie parce que tu es comme une enfantTu ne sais pas de quoi les gens sont capables. Moi, si. Et moi je suis comme eux. Si tu n’avais pas vécu ici, en "riche", en petite fonctionnaire protégée, tu serais morte. Si j'étais comme toi, je serais mort. Ça me plait chez toi, et m’énerve à la fois. J’ai envie de te bousculer.»
Et vice versa. Erwan !…

mercredi 21 novembre 2012

EDF, la saga, fin



EDF, troisième épisode, suite et fin

«EDF» n’a toujours pas appelé. C’est fichu, à présent. Le curé est navré car il ne peut plus recharger son portable. Tiens, il commence à prendre conscience que pour lui aussi, c’est ennuyeux. Demain, peut-être ? Je n’ai même plus la force de me révolter. Et auprès de qui, à cette heure ? Je vais ranger la galerie. Lourde tâche. Agréable, au fond.

Miracle, coup de théâtre, «EDF» a appelé… vers dix sept heures trente. Les ons techniciens cette fois, les vrais, les seuls qui valent la peine. Des ons chirurgiens, des ons tranchants. Un peu gênés. Est-ce que ça vous embête si on ne vient que demain ? Parce qu’il est tard, comprenez- vous, et, etc... Mon énergie revient d’un coup, finalement intacte. Je hurle. Bon, d’accord, ils vont venir. Je fonce. Un embouteillage à Pont d’Avène. Un accident ? Ce n’est pas possible. Je suis décidément maudite. Cela n’arrive jamais. Et il faut que ce soit juste aujourd’hui… Je coupe la file, je slalome, portable sur les genoux. Ouf, je suis passée, sous l’œil stupéfait des quidams qui attendent sagement à la queue leue leue. Alléluia. Soubeiranes. Je les vois enfin, garés vers le pont. Merci mon Dieu. Un camion bleu. Le gars qui est au volant me fait signe d’y aller, il me suit. J’y «vais» donc. Personne derrière moi. Il doit manœuvrer sans doute. Le curé sort, joyeux. Ils arrivent. Enfin ! On descend vers le portail. Et on regarde le chemin. Bêtement, car il n’y a rien à voir. Anne ma sœur Anne… On se sent dépendants, stupides mais ça ne fait rien, on reste là, figés comme des santons. On attend. Personne. Il est dix-neuf heures à présent. Ca, c’est mauvais. Mais où sont-ils passés ? Vous êtes sûre que vous les avez bien vus ? S’enquiert le curé, qui redoute une hallucination. Oui. Il ne faut pas plus de trois minutes du pont pour arriver ici. Je le sais bien. Il se désespère. Moi aussi. Je rappelle deux fois le 810. Quimper, comme d’habitude, ils ne savent pas etc… Je raccroche, après un merde retentissant, ça y est, j’ai craqué.

Je retourne au pont à toute allure. S’ils étaient partis ? S’ils s’étaient perdus ? C’est arrivé. Je manque d’emboutir un vieux monsieur en voiture qui marque trop longuement le stop. Dégage connard, je ne l’ai pas dit mais bel et bien pensé. Ca y est cette fois, je suis folle.

Le camion est toujours là, ouf. Je me gare en double file sans mettre le clignotant. J’entends derrière moi crisser des freins. Une moto fait un écart. On est toujours au volant, à l’arrêt. Placide, on écoute la radio, on a visiblement la vie devant soi. Il attend, me dit-il. Mais quoi ? Qui ? L’autre. Quel autre ? Il faut qu’on soit deux. Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Ca fait deux fois que j’appelle. Il ne savait pas. Vous vous rendez compte que vous rendez les gens dingues ? Non. Re coup de freins. J’y vais, c’est dangereux. Le Ranquet, encore. Je rassure le curé qui en pleure presque. Si près du but, mon Dieu et puis plus rien… C’est trop injuste. Je le lui certifie, ils vont venir. Ils arrivent. Les voilà !!! Tous les deux. Ils rétablissent en trois secondes, sans même nous faire l’aumône d’un regard. Mais je les attends de pied ferme pour le dernier acte vengeur.

Discussion animée à laquelle, ô stupeur, participe fortement le curé, qui, caché derrière moi, crie et gesticule, les traitant indirectement de feignants de fonctionnaires, ce qu’ils ne sont pas. Le ton est si soutenu que j’ai peur à un moment que, par mesure de rétorsion, ils recoupent. Ces hommes à pinces sont puissants et dangereux. Marina passe et repasse en quatre quatre devant le portail… et ralentit à chaque fois, braquant légèrement son engin, mine de rien, sous prétexte de malhabileté et d’étroitesse du passage, vers le dégagement de l’allée où, tout en en haut, comme sur une scène de théâtre, a lieu le dernier acte, très enlevé, de la pièce «Irène et EDF». (C’est tout à fait inutile, le camion est bien garé, et elle est une conductrice macho, toujours à fond, mais plutôt dégourdie ; malgré ses pointes de vitesse dangereuses dans ce chemin en terre battue, elle n’a jamais écrasé un enfant, ce qui est tout à fait remarquable.) J’ai envie de lui lancer: arrête toi carrément, tu économiseras de l’essence et ce sera plus facile pour écouter.

Ils n’ont pas été prévenus que je les attendais hier. Non, il n’y avait pas particulièrement de travail ni d’urgence ce jour là. Mais c’est que voilà : c’est le «Central» qui appelle «Nîmes» ; ensuite «Nîmes» qui appelle «Malaigues» ; puis «Malaigues», les Chefs de Soubeirannes ; et enfin les Chefs, eux… Un travail délicat, comme on peut voir, en quatre actes essentiels. Où diantre le fil a-t-il rompu ? On ne sait pas. Ce n’est pas eux, en tout cas, ils ne demandaient qu’à me rétablir, ils ne sont pas mauvais bougres, et ça prend deux secondes, vous avez vu, et en plus, il n’y avait pas grand-chose à faire hier après-midi. C’est les Chefs… (?) En tout cas, les risques de thromboses anévrismales augmentent en proportion du nombre d’étapes dans tous ces ordres sinueux répercutés. Ils en conviennent et me conseillent de leur faire une lettre, à ceux de Nîmes. Puisque eux n’y sont pour rien. Fin de l’épisode. Le curé a l’électricité. Dieu soit loué. Je sens en moi la satisfaction du devoir accompli. Bêtement. A ce propos, il a oublié de me payer.
Je file à Atuargues. L’instit m’attend.



lundi 19 novembre 2012

L'instit



L’instit, version chambre d’hôte

C’est un vieux, très vieux (80 ans ? 90 ?) monsieur minuscule, aux cheveux courts, presque ras, propre sur lui, gentil, qui ne veut surtout pas déranger… Surtout pas. Il met un temps considérable à sortir ses lunettes -et commente toutes les opérations au fur et à mesure- puis, son stylo, il en a un, mais qui ne fonctionne pas, un autre, qui est en morceaux, ah ça y est, voilà le bon, celui-ci marche presque, puis un post it, mais où l’ai-je mis ? Ah ! Le voilà, je l’avais sorti tout à l’heure pour écrire le numéro d’un ami que je viens de rencontrer, un hasard bienvenu car justement je voulais le voir… tenez, c’est celui-là… Il note lentement, et re note tout ce qui lui semble important, mon numéro de téléphone -mais il l’a déjà puisqu’il m’a appelée- l’adresse de la maison -qu’il a également, forcément- le prix de la chambre, en francs et en euros -je descends chercher le convertisseur- etc…

Il veut donc une chambre. Il m’explique comiquement sans rien omettre de tous les détails, qu’il est passé hier mais n’a pas su me trouver, il est donc rentré bredouille à Malaigues où il réside -montée de Boissier, un endroit plutôt chic, mais ne croyez pas, c’est seulement la maison de ma famille, enfin non, de la famille de ma femme plus exactement, moi je ne suis qu’un modeste instituteur à la retraite vous savez, mais ce n’est pas négligeable tout de même car j’étais au dixième échelon et ça tombe tous les mois- bref, tout cela n’a pas d’importance en fait… Donc il est revenu aujourd’hui et ne m’a pas davantage trouvée, c’est le monsieur du kebab -mon locataire- auquel il s’est permis de demander s’il me connaissait, un fort gentil jeune homme du reste, un peu brun, vous voyez -il veut sans doute dire arabe mais le vieux monsieur pense sans doute que, tout condamné étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable, il est plus délicat de dire «un peu brun», comme Yvonne, la femme de ménage de la cité universitaire qui, en parlant de Linh Nat, disait toujours: le monsieur qui est «un peu jaune»… comme s'il était affecté d’une maladie gênante mais curable- bref, c’est ce jeune homme tout à fait convenable, aujourd’hui, qui lui a dit que le panneau marqué chambre d’hôte avec un numéro de téléphone juste à côté, celui-là même qu’il avait vu du reste hier, est bien le mien, justement celui de la maison, tout de même, qu’il est buse ! Lui, pas le jeune homme. Il aurait dû y penser hier, mais enfin… c’est que sa vie est toute bousculée en ce moment, si vous saviez, enfin, tout est bien qui finit bien, il m’a trouvée, il ne va pas me prendre du temps, il voit bien que je suis occupée, c’est juste que…

Enfin tout cela ne m’intéresse pas, évidemment. Je proteste mollement. Vraiment ? Il enchaîne alors un autre épisode. Il est un ancien instituteur, il a même fait les troisièmes «spéciales», autrefois, ces classes qui préparaient les élèves des CEG à l’école normale, vous voyez, oui je vois, et même très bien, heureusement sinon il m’aurait expliqué, mais il a un peu perdu la pédagogie depuis le temps… Et en ce moment, il déménage, enfin presque, c’est bien du tracas à son âge, encore qu’il a beaucoup de chance, il se porte remarquablement bien et même jardine un peu chez lui, enfin, plus vraiment chez lui etc …

Il est un cas que je ne parviens pas à situer. Il est visiblement à l’aise, habite la région. Il ne semble pas un voyageur. Ni un touriste. Ni un nouvel arrivant en instance. Il a sans doute besoin d’un pied à terre provisoire. En tout cas, il est enchanté. La chambre est agréable, le prix tout à fait raisonnable etc…

Il se montre soudain un peu gêné. Serait-il possible de l’avoir pour cette nuit même, et pour six mois environ ? Soit. Il remercie longuement. Insiste pour me verser des arrhes. Si si j’y tiens, si quelqu’un venait derrière moi et proposait plus, on ne sait jamais. «Ça me rassure, je suis comme ça.» Il me tend vingt euros de force pour être «sûr». Le cas est rare. Puis, il précise que la chambre n’est pas pour lui, mais pour une dame de ses amies. Je marque l’arrêt, l’expérience m’a appris que ce genre de délégation est parfois funeste. En ce cas, je veux la voir et qu’elle aussi voie la chambre, évidemment. Soit. Vous ne serez pas déçue, elle non plus. Vous verrez, nous viendrons ce soir si cela vous convient. Elle a 50 ans, elle est vendeuse, parfaite à tout point de vue. Vraiment, extraordinaire. Je souris. Il est touchant.

Le soir, ils m’attendent dans sa belle voiture neuve. Je suis en retard (EDF). O stupeur. Cinquante ans ? Elle a l’air d’en avoir trente. Jolie, élégante, en jeans impeccable et baskets, les cheveux courts coiffés en frange épaisse sur le devant, des yeux noirs en amande, superbe une Diana rousse. Et en plus, sympathique. Je ne comprends toujours pas. Puis je comprends. Ils ont l’air heureux. Amoureux. Elle lui tient le bras dans le jardin, tendrement, car il y a les trois marches du perron, assez hautes à gravir dans la demi obscurité. Elle a la tête de plus que lui, le caresse doucement sur le bras comme un enfant, il est si ému qu’il ne retrouve plus son argent pour me payer. Ce n’est pas grave. Il est très contrarié tout de même. Où a-t-il mis son porte feuille ?

Il m’appelle vers 11 heures car il ne parvient pas à ouvrir la porte d’entrée pour sortir. Diana dort. Il n’a pas voulu la réveiller, évidemment. Je ris, il est si chose, dans l’escalier obscur -il n’a même pas allumé la lampe pour ne pas déranger-. Je lui montre la serrure, le loquet. Ce n’est pas difficile mais il doit éprouver quelques difficultés à voir de près. Apparemment, il rentre chez lui. Je suis en retard, me chuchote-il, mais ce n’est pas grave, il y a la télé (?) Bonsoir, à demain, désolé, ce n’est pas mon genre de ne pas payer, si vous saviez combien je suis ennuyé, mais de toutes manières je vous apporte l’argent à la première heure. Non, ce n’est pas la peine. O mais si, je suis si confus. Pensez vous, ce n’est rien. Je vous assure, je ne sais pas comment ça s’est fait, sans doute en ratissant mon allée. Je vous en prie, ne venez pas si tôt pour cela. Entre collègues… Mais ça ne fait rien, vous ne me connaissez pas, finalement. Vous ne savez pas que je suis honnête. Mais si cela se voit etc… Bonne nuit. Ouf.

Ce matin, il me tire du lit à huit heures ; le porte monnaie était dans sa sacoche hier, tout au fond, il avait glissé, il ne l’avait pas vu, il a horreur de devoir de l’argent à quelqu’un, il attendait pour me payer depuis sept heures, il ne voulait pas me réveiller etc… A demi endormie, je mets les billets sans les compter dans la poche de mon caban, remercie et file me faire un café bien fort en le maudissant plus ou moins, sans quitter un sourire amusé. Je lui ai proposé le salon commun, il n’en veut pas. Diana non plus. C’est pour que l’on soit tranquilles, vous comprenez ? Oui, j’ai enfin compris. On en apprend, des choses. La jeune femme -50 ans ? Comment fait-elle ? Non, ce n’est pas possible- a ouvert sa porte en tenue légère. J’ai entrevu un corps de déesse, senti un léger parfum. Souriante. Bonjour. Bonjour. Je me sens un peu inadaptée. Comme avec EDF. Toujours. Il m’avait dit qu’il prendrait la chambre pour six mois (au moins.) Mais elle m’annonce en enfilant un peignoir élégant qu’elle n’en est pas sûre, elle. Un mois seulement, dit-elle. Et elle ajoute drôlement: enfin, on verra. J’ai compris: il est à l’essai, en somme. Pas encore titularisé. Je suis un peu triste pour lui. Mais il a de la chance tout de même, même si ce n’est que pour un mois.

Et elle ? Je m’interroge. Je ne sais pas. Elle le bichonne complaisamment. Que se passe-t-il entre eux que j’ai du mal à imaginer ? Je ne peux m’empêcher d’y penser, en me reprochant ma coupable indiscrétion mentale. Et de quoi je me mêle ? Bon. Cessons ces vilains phantasmes. Soudain, je me sens remarquablement normale. Finalement, je ne suis pas si inadaptée que cela.

Je me prends à penser qu’elle a dû être violée autrefois et que ce vieux monsieur cultivé, courtois et généreux, bref, amoureux, qui ne doit pas lui paraître dangereux, a su l’apprivoiser. Qui sait ? C’est fréquent. Ou alors qu’il lui apporte une sécurité matérielle et affective dont elle a besoin parce que, sous son allure de star, elle est peut-être plus démunie qu’il n’y paraît. Le curé, qui met toujours une «culotte» sur le David nu du mur du salon de télé, lorsqu’il reviendra, va sans doute prier pour les pécheurs... lui qui a peur des femmes, du moins des jeunes jolies -pas trop de moi, qui suis la proprio-, du péché, de la Babylone moderne dans laquelle nous sommes plongés jusqu’au cou par le démon…

Lorsque je lui ai dit que j’étais née un lundi de Pâques, exactement à minuit et demi, juste au moment où toute la maternité Bonefond, que l’on appelait autrefois la maison de santé protestante, scandait joyeusement «Christ est ressuscité», il s’est figé, stupéfait. Oui, en 48, le lundi de Pâques tombait un 29 Mars. Il en était bouleversé. Ça alors. Puis il a observé en souriant et en me regardant d’une toute autre manière, presque admirative:
-- Mon Dieu, en effet… Le lundi de pâques ! Le jour et à l’heure même de Sa résurrection ! Ou du moins à l’heure où Il a décidé de Se montrer. Le Christ notre Seigneur en effet est apparu en premier… à Marie-Madeleine.  A la pécheresse, pardonnez-moi, ce que vous êtes. (Il doit penser à Erwan.) Par la grâce de Sa modestie. Une pécheresse rachetée par Sa bonté infinie et ce signe particulier qu’il lui a envoyé, sa vision de lui-même ressuscité. Et vous êtes née justement à ce moment-là, 1948 années après… J’ai d’ailleurs toujours senti en vous quelque chose qui… Sa bonté est infinie. Il a voulu montrer qu’Il ne rejetait personne. Qu’Il était toujours du côté de ceux qui…
-- Pécheresse ? Pécheresse ? Non mais, de quoi vous mêlez vous ?
Il avait ri, pour une fois, de mon indignation. Pécheresse ! Mais une pécheresse née le jour même de l’apparition du Christ force le respect. Il me remonte le moral, finalement. Quoique… Selon lui, c’est pour se mortifier en quelque sorte que le Christ serait apparu précisément à celle qui en était le moins digne, à l’exclue, la pécheresse qui avait échappé de justesse au peloton (la lapidation en ce temps). Bien sûr. Tiens donc. Je ne sais pas s’il faut en être fière après tout. Ce maudit curé a parfois des intuitions intéressantes… Et funestes.

Sacré curé. Déjà que son copain, curé lui aussi, va se marier prochainement…
Et ce vieil amoureux avec sa jeune compagne… Que dire ?
Ça me fait 200 Euros par mois. Je vais aller au restaurant.

dimanche 18 novembre 2012

Brosse à dent



Brosse à dent

Je suis allée au super, non, pardon, à l’hypermarché pour acheter la pâtée des animaux. J’étais énervée, je venais de me rendre compte que je n’avais pas fermé la porte de la galerie avec les deux serrures, ce qui la rend très facile à forcer d’après Erwan, qui est un grand spécialiste en la matière, et de plus, pas verrouillé le portail du jardin. De plus, je n’avais au cou mon fétiche habituel, ma clé USB sur laquelle je sauvegarde mes travaux. Autant dire que j’étais inquiète.

Et cependant… J’ai littéralement été hypnotisée par le rayon des brosses à dents. Il y en avait des centaines, de toutes couleurs, joliment agencées, sur une immense gondole, à portée, juste devant les cosmétiques… Des à poils longs, à poils croisés, à tourniquet, avec espaces et poils en plastique de chaque côté pour brosser les gencives, d’autres avec une plaque derrière pour nettoyer la langue, des électriques à pile, des à manche télescopique incurvé et d’autres à manche souple qui s’adapte à toutes les bouches même les plus récalcitrantes, (pour lions sans doute) des à deux côtés, recto verso en somme, des dures, des souples, des mediums, des pour dentiers, menaçantes, hérissées de piques taillées, c’était fou. Comment faire devant cet étalage si complaisant et mirifique ?

Du reste, je n’avais pas besoin de brosse à dent puisque j’avais déjà acheté celle que m’avait recommandée la dentiste avant hier, mais j’ai tout de même été séduite par une à poils croisés bicolores (pour les repérer sans doute) d’un beau jaune, à manche courbe… qui me paraissait d’assez bon augure pour me guérir de ma dépression. Toutes me promettaient des dents de star éclatantes, des gencives saines, une haleine parfumée, l’anéantissement définitif des affreuses bactéries responsables des caries, l’élimination en douceur mais non moins virulente de la plaque dentaire, des taches de café ou de nicotine, le renforcement de l’émail si fragilisé par la vie moderne… l’éternité en un jour. Nous étions nombreux du reste à hésiter devant le spectacle illuminé, scotchés, comme disent les jeunes, devant cette pléthore et toutes ces promesses d’hygiène et de séduction.

Pour les dentifrices, c’était encore plus merveilleux et ardu. Il y en avait aussi de toutes sortes, mais en plus grand nombre. Des testés médicalement, des ayant réussi le concours du meilleur dentifrice, des recommandés par les dentistes, par les spécialistes, ou les experts, des au fluor, des au calcium, des à autre chose d’imprononçable mais d’autant plus formidable, tout nouveau, des mixtes avec rayures, des de Cindy Crawford, des en forme de godemichés, et des en forme plutôt vaginale… Je suis restée longtemps sans pouvoir choisir, je les voulais tous. J’ai finalement opté pour le moins cher, celui qui était tout en bas et pour lequel il fallait se mettre à quatre pattes. Avec la vague peur qu’on distingue trop bien mes fesses sous mon pantalon Emmaüs un peu élimé ou qu’il craque. 90 cts d’euros.

Et j’ai oublié la pâtée des animaux. Tant pis, j’irai chez l’épicier du coin qui me la vendra le double du prix que je l’aurais payée à Superchampion. Mais comme l’hypermarché m’a poussée à acheter une brosse à dent à la place, finalement… Ce soir, je me brosserai donc les dents deux fois, une fois avec la brosse trois têtes et gratte langue de la dentiste, et l’autre avec la vermillon aux jolis poils jaunes et verts croisés qui a su me séduire parmi cent autres. On verra bien. Je suis nulle.
En attendant. Le monde s’ouvre

J’ai rangé la galerie. C’est à peu près convenable à présent, et j’ai enfin ouvert, après avoir ratissé le jardin et taillé la passiflore. Un couple est venu et m’a acheté un livre, «secret de famille». On a discuté longuement ; si je n’avais pas eu les commissions à effectuer pour les chats et le chien, on parlerait encore. Lui annonce 75 ans -il a l’air d’en avoir dix de moins- ; parfaitement conservé physiquement et intellectuellement, de taille moyenne, bien mis sans excès, sans doute un ancien sportif, un visage de blond classique et net -mais ses cheveux sont presque ras-, taillé à la serpe quoique fin, un beau sourire, un léger accent. Mentalement, je cherche. Les r imperceptiblement roulés ? Un chantonnement discret sur les finales ? Un Druze libanais cultivé, peut-être. (On trouve curieusement des traits européens quasi nordiques parfois chez ces farouches montagnards qui descendent rarement de leurs repaires mais accueillent l’étranger avec une joie sans mélange, tels des ermites orgueilleux qui souffrent malgré tout de la solitude qu’ils se sont imposée, un mélange extraordinaire d’orient et d’occident dont la religion, du sur mesure, pourrait constituer un modèle de tolérance pour tous.) Un Serbe yougoslave ? Non. Mais pas loin.

Il est tchèque. Il a connu l’épuration après la guerre, puis la domination, (l’invasion dit-il) soviétique et, marqué à jamais par la dictature communiste, a définitivement quitté son pays, interrompant ses études de médecine en troisième année. -Il dit s’exprimer mieux en français, qu’en effet il parle parfaitement et en anglais qu’en tchèque.- Ensuite, il a voyagé un peu partout, en Inde, en Afrique, en Amérique latine surtout, puis il a vécu à New York. Un personnage.

Elle, beaucoup plus jeune, élégante et douce, est japonaise et sculptrice, à la recherche d’un modèle. Elle étudie à Paris, où elle se rend toutes les semaines pour ses cours. Ici, elle n’a pas de modèle et ne sait comment s’en procurer. Venus de Paris où ils résidaient, ils habitent à présent Atuargues depuis quatre ans, au château, une vaste bâtisse ceinte d’un hectare de jardin que la frêle Yanuko entretient quasiment seule… et dont les impôts les accablent. Je le vérifie à chaque fois: la galerie attire des gens que l’on ne voit jamais dans le village et qui pourtant sont ici à demeure, très actifs intellectuellement, entourés d’un groupe idoine qui également vient d’ailleurs, parfois de tout pays... Et qui ne demandent qu’à se lier. Mais où se cachent-ils, le reste du temps ? Mystère. C’est un des avantages de ce travail. Je suis incontestablement une privilégiée. J’ai honte de moi. Que peut-on rêver de mieux qu’écrire, peindre, sculpter, écouter Verdi et rencontrer des gens ?

Jan, à la demande de Yanuko, est en train d’écrire ses mémoires. Il ne veut pas les publier, c’est seulement pour ses proches, dit-il. J’aimerais le lire.

Il me gêne sur un point cependant: son virulent anti communisme qui lui fait associer, confondre et renvoyer dos à dos nazisme et communisme. J’objecte comme chaque fois: Hitler avait exprimé ses délires, notamment antisémites, et annoncé fort clairement, par écrit, son abominable beruf ; il n’a donc fait ensuite qu’accomplir -en partie- la funeste tâche qu’il s’était attribué… tandis que Staline par exemple -ou Lénine-, sur le principe, sont irréprochables, et les goulags qui s’ensuivirent furent des dérives atroces mais imprévisibles -pour le peuple- d’une idéologie en elle-même innocente. Les camps de la mort, au contraire, constituent simplement la mise en pratique logique et annoncée d’un engagement officiel qui peut perdurer tel que de nos jours… et constitue par conséquent un risque pérenne pour tous, pour les juifs en particulier. Entre mourir dans les camps nazis et dans les goulags, il y a toute la différence entre périr du sida -après une vie sexuelle agitée qui a fait des émules- et se faire tuer dans un accident de la route parce que toute une série de véhicules était défectueuse. Même si en effet pour les morts, la différence peut paraître mince, la suite n’est en rien identique: le sidéen poursuit sa tâche après lui, le HIV file et s’enfle à l’infini, tandis que l’accidenté de la route demeure un cas isolé ou du moins limité, même si d’autres carambolages en effet vont ensuite tuer de la même manière.
Bla bla bla, ma voix Sorbonne sans doute, aurait dit Pauline, qui n’acceptait aucun anti communisme que ce soit, de la propagande bourgeoise, point.

C’était un test. Je voulais voir s’il rétorquerait que cela ne faisait aucune différence, comme on l’entend de la part des gens d’extrême droite. Il ne l’a pas fait, se bornant à observer que le communisme ou du moins ses dérives avaient fait davantage de martyrs que le nazisme, ce qui est tout à fait exact. Il n’est donc pas d’extrême droite.

Sophie est venue elle aussi, comme d’habitude. C’est à croire qu’elle est tout le temps postée devant le portail car dès que j’ouvre, au bout d’une heure ou deux, je la vois s’encadrer. Elle veut louer une chambre, elle s’ennuie à Saint Jean et, après ses cours de danse, théâtre, chant, écriture… n’a pas le courage de pousser jusque là haut sur la montage, surtout l’hiver. Décidément, la maison va devenir celle des instit et des curés à la retraite. Ce n’est pas si mal finalement.

mardi 13 novembre 2012

Vente de bébés, ou plutôt troc



Le scoop de la journée, moins drôle. Erwan est passé devant le portail en klaxonnant avec sa «fille», un joli bébé tout blond dont à l’évidence il ne peut être le père. J'ai fini par sortir, en refermant la grille. La mère est en prison pour longtemps m’a-t-il dit en toute simplicité après avoir poignardé son compagnon au cours d’une partie de speed un peu échevelée. Il s’en est tiré de justesse (!) Sans doute a-t-elle consenti à ce qu’il «reconnaisse» le bébé moyennant une compensation financière ? Ici aussi, on vend des enfants. L’avocat, les doses à payer etc… La petite vit à la centrale (!) avec sa mère mais le «père» a le droit de la prendre avec lui les week ends afin de la socialiser car dans quelques temps, elle sera inexorablement retirée à la maman. Il voulait me la "montrer". Il est très fier d’avoir à présent des papiers de séjour en règle, grâce à cette jolie petite qui, ô miracle, semble normale. Maintenant, il est inexpulsable, m’a-t-il dit crânement en la serrant dans ses bras.

Mais il semble s’en occuper convenablement, à sa manière. Il a été arrêté après un accident dont il était responsable, on lui a retiré son permis, ce qui ne l’empêche nullement de conduire et de la conduire. Il l’avait placée à l’avant sans l’attacher. Je l’ai engueulé, il s’est exécuté aussitôt devant moi. C’est important ?

Je pense à Mélanie, à Guillem, à toutes les attentions dont nous les avons comblés, dont nous les comblons toujours… et à cet enfant vendue par une mère délinquante à un dingue lui aussi délinquant qui ne veut que s’en servir pour obtenir ses papiers. Sordide. Les enfants ne partent pas tous avec les mêmes chances dans la vie.

Petit à petit, ça va mieux pourtant. Par la porte de la galerie, le monde s’est entrouvert, légèrement. Mais enfin il existe. Je ne suis plus tout à fait seule. Des gens sont là -mis à part Erwan- aimables, nouveaux, riches d’enseignements, qui ne sont pas tous issus du sinistre microcosme du passé qui m’a navrée, avilie et exclue. (A moins, par bravade, de me dire selon la formule consacrée, qu’être «méprisée par des imbéciles constitue un plaisir de gourmet.») Une fenêtre. Un souffle d’air. Ce doit être mes dents réparées -celles de devant ont été obturées provisoirement en urgence de manière quasi invisible, du bricolage selon la dentiste, mais quel bricolage- qui jouent un rôle déterminant. Je n’ai plus honte, plus peur de sourire à présent. Je peux recevoir. Résolution numéro un, immédiate: aller chez le coiffeur. Je sais que je ne ferai pas mais j’essaie de me bourrer le crâne. On ne sait jamais, je vais peut-être céder. Mais céder à qui ? A moi. Je vais peut-être me céder à moi-même.

Mais je n’ai toujours pas ouvert mon courrier ni envoyé le mail à l’agent. Jean-Baptiste va venir comme tous les dimanches, il est réglé comme une partition. Je l’attends avec impatience. Aura-t-il trouvé un agent ? Aura-t-il parlé avec Jean ? A-t-il donné le manuscrit en lecture ? Et à qui ? Mais pourquoi en moi ce mélange d’énergie et de lassitude ? Pas dans les mêmes domaines, évidemment. Il y a des années où l’on ne se sent pas très en train, en somme.


samedi 10 novembre 2012

Scénariste cette fois



Une semaine après

C’est reparti. Par la faute de Christos, enfin plus ou moins. Il a un projet grandiose, faire un film sur Maroussia, une peintre polonaise… qui se trouve également être la femme de son patron, comme c’est bizarre. Sincère ? Flagorneur ? Misons sur la sincérité: le doute doit toujours profiter à l’accusé. Il aimerait que je me charge du côté littéraire du reportage. Je me fais un peu tirer l’oreille, ça ne me dit rien qui vaille. Il insiste, je finis par accepter. 
Il commence très fort en m’imposant le dimanche pour notre première visite. C’est le seul jour où je vends -rarement- à la galerie. Je lui fais nettement comprendre que ça ne m’arrange pas. Mais… Il ne peut pas les autres jours, et puis c’est l’affaire de deux heures à peine, c’est tout près, ça me fera une pause etc… Je finis par céder. Rendez-vous à Malaigues. 
Re attaque assez forte ; il a visiblement l’intention que nous prenions ma voiture. Je refuse, je ne l’ai pas lavée depuis quinze jours et elle sent le chien. Soit. On y va avec la sienne. Il fait beau etc… Arrivée chez Maroussia. Sympa. Ils nous sortent des tableaux, encore et toujours… Passons sur la qualité que je ne saurais juger mais le spectacle est impressionnant: ce sont des cadavres qu’elle peint. Dire qu’elle se trouve juste à côté du Puits de Célas. Le doigt de Dieu ? Qui sait ? Ca dure depuis trois heures et il y en a encore. Je suis assommée. Je finis par casser l’ambiance, avec le plus de délicatesse possible, en signifiant que je dois absolument partir. J’ai rendez-vous avec un acheteur et je suis en retard. On y va. Christos me dépose assez loin de ma voiture, il redoute de se garer même une seconde devant le parking !! Soit. Je n’ai qu’à courir le plus vite possible c’est tout. Je file à Anduze. L’acheteur ne vient pas, -mais je suis en retard- ce n’est pas grave, tant pis.

J’écris le script dès le soir, à chaud, impressionnée. Un texte bizarre, le seul qui me vienne à l’esprit, par moment ironique, le reste est élogieux, mais surtout je fais le lien évident entre Maroussia et le Puits. Je l’envoie par mail à Christos après l’avoir prévenu par messagerie sur son portable. Pas de réponse. Il ne l’a peut-être pas reçu ? Je corrige un peu et le re envoie le lendemain après lui avoir laissé un autre message.

Le lendemain, il m’appelle enfin. Je suis en ville. Avec mon porte monnaie dans lequel il y a ma carte bleue et ma carte vitale.
-- Oui, j’ai bien eu ton mail.
-- Les deux ?
-- Oui, en effet. Je ne t’ai pas appelée parce que j’ai eu du travail à l’école (litanie sur ce qu’il a à faire d’important qui lui pompe son temps etc… Ça peut durer…) Le texte ? Ce n’est pas mal (air circonspect) mais il y a des choses à revoir évidemment… A reprendre… (Ce n’est pas ça qu’il veut en fait.)

Impensable. Pas un merci, pas une excuse pour ne pas avoir accusé réception et m’avoir imposé de l’appeler trois fois… Et le clou, une exigence de « reprendre ». Et ce ton !!! Vertige.

-- NON. Ou j’écris comme je veux ou je ne n’écris pas. Personne ne m’a jamais censurée, ou alors je laisse tomber.

C’est faux. J’ai accepté de fort bon gré les critiques de Guilleaud, de Dhase, de Chand, et de bien d’autres… et Noces Kurdes par exemple a été repris trois fois. Mais c’étaient des critiques d’une autre qualité, issues de tout autres personnages, judicieuses, sincères et réelles, et toujours, mêmes dures, bienveillantes. (Dithyrambiques en même temps pour ce qui est de Jean Claude.)

-- C'est-à-dire… (il se trouble, j’ai tout de même gagné ça)… C’est très bien (air de vouloir me faire plaisir)… Très bien même, mais… il faudrait recentrer…" Il me rappelle Nathan.
-- Non.
-- Ça pourrait être l’objet d’un texte en effet, mais alors à part… Parce qu’il faut davantage faire la promotion de Maroussia, tu vois, comme je fais d’habitude… Supprimer tout ce qui n’est pas compréhensible, c'est-à-dire ce qui a trait à autre chose, au Puits… Enfin moi je comprends, évidemment, mais il n’y a que moi qui comprenne… (!) Il faut que ce soit plus général.

J’ai pris la précaution de donner mon texte à quelqu’un d’extérieur qui a parfaitement compris. Il se fout de moi.

-- Ça ne m’intéresse pas de faire la promotion de Maroussia. Je ne suis pas critique d’art et ne le voudrais pas, comme je te l’ai déjà dit du reste.
-- Mais de toutes façons, ce n’est pas grave (!) on va retourner dimanche et on en discutera calmement avec elle

Incroyable: «ce n’est pas grave» et «on va retourner dimanche» ! Il ne m’en veut pas en somme. Et on va retourner dimanche. Comme si cela allait de soi. Et «on discutera calmement avec elle !» Calmement. Elle aussi ne m’en voudra pas. Autant dire on lui soumettra mon travail. Après premières modif, évidemment, qui vont de soi. Dans le cas inverse, je n’aurais qu’à le reprendre.

Je raccroche. Je suis si humiliée, si troublée, si enragée que j’en ai perdu mon porte monnaie. (Et encore cette rage constitue-t-elle un progrès puisque je la ressens et l’exprime. Autrefois, j’aurais été capable de «reprendre» en effet mon travail et d’ envoyer et ré envoyer un autre texte, dix fois peut-être, un peu mal à l’aise. Seulement, un peu.) Je le retrouverai dans la poche de mon gilet. Je vais à mon rendez-vous. Je mets entre parenthèse l’histoire, j’y parviens -mal- je m’énerve après la vendeuse des télécom... Le soir, en rentrant, j’ai envie de me fracasser la tête contre le mur. La rage qui m’envahit est soudain démesurée. J’ai envie de le flinguer. De flinguer Marina. Et Frédérique, surtout Frédérique. Je me fais peur.

Pourquoi les gens se comportent-ils ainsi envers moi ?
Frédérique (« c’est embêtant pour les repas »),
Sandrine (« ça vous fera un plus »),
Erwan (« heureusement que je suis là »),
Nathan même, (« ce n’est pas mal… Mais enfin on n’y comprend rien… »)
Magali (« je te corrigerai les fautes »),
Anne lise (« il y a une erreur sur vae victis »),
et Christos à présent (« il faut reprendre et recentrer »)…
J’ai envie de hurler.

Je consens à prêter le jardin à Sandrine -et à bien d’autres choses car ce n’est que le haut de l’iceberg- pour un vernissage «très important», je balaie et ratisse à son intention: ça vous fera un «plus»
Je propose à Frédérique, au bord du suicide, de venir la voir de Paris… Et elle se soucie des repas supplémentaires qu’elle devra payer chez le toubib qu’elle remplace et me le dit benoîtement (c'est moi qui le ferai).
Erwan qui m’occasionne maints ennuis, se pose ensuite en défenseur… d’une bien aimée qui «a des problèmes» (qu’il a suscités).
Je donne un texte à Nathan qui me le demande, il le corrige en rouge et m’accable de ses remontrances ensuite… (Mais lorsque Jean Baptiste en fera des éloges devant lui, il changera son fusil d’épaule et approuvera chaleureusement !!)
Idem pour Magali: je te corrigerai les fautes. Elle n’a aucune instruction et le livre est passé au crible des agrégées de grammaire de service qui ont disserté avec une joie passionnée sur les deux ou trois supins litigieux, et m’ont finalement demandé de trancher en avouant leur perplexité.
Idem pour Anelise, qui sur trois cents pages, pointe seulement le vae victis !!!
Et le clou: je consens, après hésitations -évidentes- à écrire un texte pour Christos en un temps record… et il me demande (exige !) des modif, sans doute (?) pour mieux se placer
Je suis nulle.




mardi 6 novembre 2012

Différentes sortes de "fous"



Notes
 
Il y avait deux sortes de fous, les notoires, qu'ils le fussent ou non, tante Lise par exemple, reconnus devant l’Éternel, à juste titre ou non, (même s’ils étaient aussi aimés? en tant que fous) ma mère ensuite, et moi à présent… mais surtout les incognito, souvent pires car non détectés, Christophe notamment qui gaspille sa vie à des tâches saugrenues, inutiles et dangereuses, construisant avec une magnifique passion un superbe mur en pierre de taille… qu’il va devoir démolir sous peu. Mais il ne veut pas le savoir, cela dure depuis vingt ans, c’est du temps complet, alors qu’il a d’autres terrains où bâtir mais c’eût été trop simple pour ce grand costaud timide fou de travail. Un désir de reconnaissance ? Une dame d’argent de Roll Royce ? Je mure donc je suis ? Lâchement, je n’ai rien dit.
Quelle névrose –à la limite- pas forcément funeste parfois bien au contraire le pousse à s’acharner vainement sur une tâche qui a occupé sa vie entière depuis le nettoyage du ravin de cent mètres presque à pic, dangereux et exténuant, qui a duré trois ans, jusqu’au radeau qu’il a dû construire avec des matériaux récupérés à l’usine sur lequel il a chargé ensuite avec Luc l’énorme moteur censé lui monter l’eau de la Cèze qu’il avait lui-même bricolé et qui fonctionnait parfaitement,  après avoir dû débroussailler et niveler le talweg en bas de la rivière, voire par endroit l’élargir en créant à la pioche sur la roche un plat, avec pour finir, ce treuil impressionnant genre téléphérique qu’il avait réussi à arrimer tout en haut pour la dernière étape, ça a même été filmé tant c’était extraordinaire -et risqué- la seule obligation qui lui fut imposée étant que les pompiers soient présents lors de l’envolée, qu’il y ait un périmètre de sécurité vide tout autour… et qu’il enlève son «téléphérique» aussitôt le moteur monté, un travail aussi considérable que de l’installer. Les gens regardaient à la jumelle. Il a gagné ainsi une solide réputation de travailleur épique digne de la saga de Gösta Berling… mais aussi de fada. Yves n’a pas pu s’empêcher de m’interroger et a conclu: c’est un poète. Soit.

Pourquoi de ces travaux d’Hercule ? Personne n’a eu le courage de l’avertir qu’ils étaient vains, ce que les administrations lui avaient pourtant déjà confirmé. Du reste, il ne l’aurait pas cru… Le moteur marche mais ne pompe rien, évidemment, il lui apporte l’eau lui-même (!) en jerricans pour qu’il ne rouille pas, le soigne et l’hiver n’oublie pas de le couvrir de charpie. Il lui a même construit un abri à flanc de falaise qui ressemble au chalet de «La ruée vers l’or» de Charlot ; il a 51 ans à présent et une autre piste, Marina connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un, bref ça va s’arranger dans quelque temps…Ici, ce n'est pas grave et c'est même plutôt favorable. Mais il est des cas plus rudes.

Marina, logorrhéique toujours sur le même mode, elle (ou son fils) est «formidable, un talent fou que tout le monde jalouse, d’ailleurs les études qu'il fait sont les plus dures qui soient» etc… (Khâgne n’est pas mal non plus dans le genre.) Marina, un cas limite elle aussi. Qui écrit à la place de son mari une lettre d'insultes pour sa sœur dont elle veut le couper.. sans que celui-ci même averti quatre ans après ne réagisse. Un broutille, c'est vieux, on va pas se frapper pour ça. L'a-t-elle fait envers d'autres? jamais. Mais pensais-tu qu'elle puisse le faire envers Irène? Jamais. Alors? 
Or ces fous souterrains sont les plus dangereux car ils donnent le change, peuvent causer des dégâts et surtout rendre les autres réellement fous ou le faire croire à tous et d’abord à eux mêmes, ce qui parfois équivaut. Mon père était en un sens ainsi, peut-être moins lourd, culture oblige. Indétectable, sauf par moi et un cercle fermé qui se taisait, renvoi d'ascenseur… un peu moins à la fin de sa vie, période durant laquelle ma mère ne faisait plus écran.