jeudi 6 décembre 2012

Et ceux qui voient, qui savent voir. Domingo, une embellie

Tous ne sont pas ainsi. Il y a aussi Domingo. Hors norme, un physique de tueur de série B., un corps de géant baraqué brun avec un visage bistre carré aux lourdes mâchoires, des yeux enfoncés, sombres, et pour clore le tout, des cheveux bruns drus mais mal plantés. Peu disant. Quasi mutique. Age indéterminé.

Je l'avais connu alors qu'il jouait le rôle de garde du corps d'un... personnage que j'avais interviewé pour "Les lettres à Lydie", peu recommandable [un ancien truand richissime sans doute mouillé pendant la guerre avec la milice] mais il le fallait; présence silencieuse et discrète entre la porte et son "patron" que l'on finissait par oublier, qui se levait dès que l'autre se levait -ou était congédié-.. et se rasseyait d'un même mouvement dans le cas où on jouait les prolongations, ça devait être professionnel. Il refusait même un café d'un hochement de tête, apparemment ça ne se faisait pas. Visage toujours impassible.

Puis il vint me voir, au début en "passant", discrètement, ensuite de plus en plus souvent. En fait, il avait écouté et semblait avoir sympathisé avec moi, silencieusement. A ma question implicite "pourquoi ce travail?" il répondit en trois mots et ne revint jamais sur la question: "le "pépé" m'a tiré d'un mauvais pas autrefois, je lui dois." Soit. Amoureux de la jolie serveuse des "Remparts", il venait au troquet prendre un café -car il ne buvait pas-.. pour la regarder, faisant semblant de lire Midi-Libre, c'était tout et suffisait à sa joie pour quelque temps, elle existait. A ma question "mais vous n'avez jamais essayé de l'aborder..?" il eut un de ses rares sourires, un peu triste: "je ne me fais aucune illusion, la regarder de temps en temps me suffit, je n'ai pas le choix. Je fais attention à ne pas trop la fixer, ça la mettrait mal à l'aise." Die schöne und das tier. C'était un gentleman malencontreusement enfermé dans un corps de bourreau. Parfois il s'en octroyait "deux" et retournait la "voir" après avoir bavardé avec moi. Requinqué, il passait ensuite devant le portail avec un geste d'au revoir. Elle était sa poésie, moi un peu sa .. ? amie? Psy? maman? Non en le cas, exceptionnel, puisque ce n'était jamais lui qui parlait ou fort peu, mais moi, beaucoup. Je ne sais comment il me voyait.

Que cachait-il derrière cette façade bétonnée? Je ne l'ai jamais questionné, par pudeur, je le déplore. Il effectuait parfois des travaux, apprécié pour son savoir-faire, son honnêteté et sa force hors norme et vivait avec des animaux qu'il recueillait, seul, dans une ferme en ruine isolée et ne voyait personne à part son patron, irrégulièrement, moi, quelques collègues toujours rencontrés par hasard, en "ville" lorsqu'ils descendait faire ses commissions, et de temps en temps, la vétérinaire. Lorsque je dus partir à Londres, il me proposa de garder les chiens, j'allais accepter lorsqu'une amie géographiquement plus proche me le proposa aussi. Je le regrette. Il fut un des rares personnages à me voir réellement. On finit par se tutoyer, moi du moins car lui reprenait souvent le vous. 

Un soir il observa : "tu n'as pas froid ici?" Si, un peu, sans plus, je suis habituée. Mais pourquoi ne branchez-vous pas la cheminée? Et le lendemain, sans que je ne lui aie rien demandé il arriva avec une petite caisse d'outils et, bien que je m'y sois refusée au départ [allez donc voir Dany!] me bricola en un clin d’œil un tuyau d'évacuation. Grâce à lui, j'ai eu chaud et à faible coût. Il refusa fortement toute rémunération. "Allez je file aux Remparts sinon elle sera partie." Un être rare. Je ne le revis jamais.

Il se suicida peu après, seul, ses animaux adoptés. J'en fus culpabilisée; quels drames traînait-il derrière lui -à part son physique- que je n'avais pas détectés? Qu'il n'avait jamais laissés poindre? nous étions très proches mais, quelle naïveté, je ne pensais pas qu'avec une telle habileté, il pût souffrir de quoique ce soit dans sa masure malgré sa solitude. Tous les désespoirs ne sont pas issus ou aggravés par la maladresse d'une ex citadine bourgeoise récemment isolée, appauvrie, sans confort et mal adaptée aux rudes Cévennes machistes. Il est parti avec son mystère et sa gentillesse [savait-il qu'il allait se suicider lorsqu'il m'installa le chauffage ? sans doute.] Une exception remarquable. Un de ceux qui ne laissent guère traces de leur passage .. sauf, et ce n'en est pas une négligeable! un poêle branché dans une galerie.

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