mercredi 19 décembre 2012

Juifs, proscrits; bunalim



Le lendemain

Je n’ai rien fait de tout ce que je devais. Sauf ranger. Je me suis levée à dix heures. Non, dix heures trente. Même à ce journal, je mens, j’ai peur qu'il me juge. Je veux me faire bien voir du lecteur. Mais qui est ce démiurge omnipuissant et protéiforme qui me terrorise ? Je ressemble au héros des «Séquestrés d’Altona» Goetz Von Gerlach qui imagine que des crabes enregistrent ses faits et gestes afin de lui demander des comptes plus tard. Et il ment aux crabes, c'est-à-dire que pour tout ce qui a trait à des événements honteux de sa vie -son amour incestueux pour sa sœur par exemple- il exige d’en parler caché dans la pièce murée (où les crabes ne peuvent entendre). Sauf que je n’ai pas de pièce murée. Et que les crabes sont partout. Mais je ne suis pas amoureuse de mon frère, d'ailleurs je n'en ai pas plus que de sœur.

Je vais aller au Ranquet, c’est décidé. Faire la lessive.
Cela fait deux ans que je n’ai pas fait de lessive de fond, ça commence à faire.
J’ai donné à Bouchat ce papier. Un médecin, peut-être cela me guérira-t-il ? Un œil qui ne soit pas celui de Caïn. Juste un œil. Qui se marre si possible car je ne veux pas ennuyer le peuple. Peut-être à Yvette. Ou à Jean-Baptiste. Ou à un éditeur.

Erwan m’a dit au téléphone qu’il «passerait» aujourd’hui. Merde merde. Au fond, il a eu ce qu’il voulait: ma voix attentive durant une minute lorsqu’il m’a dit qu’il avait le sida… pour que je ne raccroche pas tout de suite comme d’habitude. Je m’en doutais.
Ma voix, mes oreilles écoutant, trois minutes son sabir de français, turc et kurde valent-elle une si sinistre blague ? J’en serais presque flattée, moi qui n’ai jamais été écoutée ni vue autrefois...
Redite: je ne suis pas mécontente de trouver plus fou que moi.

Comment appeler ça ? Amour fou ? Exploitation affective ? Folie tout court ? Sadisme masochisme ? Jalousie pathologique ? Gaminerie ? Là aussi, il n’y a pas de mots ; Erwanisme, voilà: il va devenir par mes soins un cas d’école.
José prétend qu’il ne cherchait en moi que la sécurité. Il a du mal à saisir que je ne l’aie jamais entretenu. Qu’au contraire, j’aie même dû lui interdire -et violemment- de tout prendre en charge au Ranquet dans le jardin, ce qu’il eût aimé par-dessus tout, la seule chose qu’il sache faire, à part tirer à l’AK 47 (mais ça je n’ai pas vérifié car ça ne me faisait aucun usage) c'est le travail de la terre. Ouais… Et toi coco, tu cherches quoi ? Il s’est tu. Et Nathan il cherchait quoi ?

Il faut dire que je suis coupable moi aussi. Un tel «amour», je n’en avais jamais connu, même avec Nathan ou Dominique qui malgré sa passion, restait tout de même un intello parfait sous tout rapports, beau, amène, joueur de tennis, cavalier émérite, bateau à la Baule, humaniste, Amnesty et tout, très Ranelagh en somme.
Un excellent spécimen de ce que la France d’en haut, comme dirait l’autre gras du bide, peut produire de mieux.
 
Dommage qu’il y ait eu Nathan avant lui, il eût été un excellent reproducteur, je pense, avec tous ses mélanges de gênes et son allure. Enfin, Nathan aussi, mais question gênes, le pool est plutôt restreint chez les juifs libanais, mauvais pour les chevaux comme pour les hommes… Pourquoi les bourgeois, les aristo -ou les paysans- s’infligent-ils ce que des éleveurs ne feraient pas subir à des vaches ? Pour que l’argent, la terre, le nom restent dans la famille. Pour la pureté de la race. Comment ne voient-ils pas qu’ils se détruisent? Comment ont-ils osé faire ce drame parce que Nathan avait convolé en dehors du clan ?

Nathan, sa dépression, brrr… Dépression, drôle de mot. De toubib et de psy. On devrait les attaquer pour exercice illégal de la philosophie. Mais ça simplifie aussi, les mots. Dépression. Soit. Notons que le mot n’existe pas en kurde. Ils disent simplement bunalim, j’ai mal d’être qui semble mieux adapté. En tout cas, on n’a pas la même Nathan et moi. Lui fonctionne très bien sur tous les plans, mais… tout est noir, les croissants ne sont jamais frais et le café manque toujours d’arôme. Comme sa mère. Et le bazar à la maison, un cas de référé. Jamais ou si rarement d’enthousiasme, de joie simple, de rire vrai. Je suis nulle, je ne sais pas ranger etc… Cet ex militant courageux et retors, beau et drôle, ami d’Azzedine Kalak -qui fut assassiné deux mois avant la naissance de Guillem- a mal évolué. J’écris comme un cochon, il ne comprend pas comment il y en a qui peuvent me lire. J’ai tout raté, je suis nulle… Bon. On était faits pour s’entendre.
Chez moi, c’est: tout les autres sont bien, il n’y a que moi qui fais tache. Chez lui c’est: tous les autres font tache, il n’y a que moi qui suis bien. Quoiqu'en un sens ce ne soit pas si différent. En somme, on s’emboîtait parfaitement.

Sauf pour le pieu parce que tout de même faut pas exagérer. Tu es frigide etc… Tout cela n’était certes pas faux mais.. je ne l’étais pas avec Erwan. Il l’a compris, à demi. Ça l’a vexé. Non, coco, ce n’est pas parce qu’il a trente ans de moins que toi, rien à voir avec une vigueur quelconque ou des dimensions péniennes, il a fallu lui préciser ces évidences -et pourtant il ne s’était guère gêné pour batifoler depuis longtemps sans la moindre mauvaise conscience- Erwan est monté comme un canari, j’ai un peu exagéré, par délicatesse ça l’a fait marrer -Nathan, pas Erwan-.
-- On a des petits plaisirs mesquins parfois lorsque l’on est cocu par les œuvres d’un gamin de trente ans qui parvient, lui, à émouvoir son glaçon» a-t-il observé en relevant la tête. Il a conclu, soulagé (!) très fils Misrahi, avec toujours ce mouvement arrogant du chef oriental que je trouvais émouvant autrefois et qu’à présent je déteste car il me rappelle sa mère:
-- Tu dois donc aimer les imbéciles ou jouer les lady Chaterley…»
C’est à voir. Imbécile ? Que non. Inéduqué, oui. Mais pas pour tout.
Le gentleman n’était pas celui que l’on pensait.

Peut-être en effet m’a-t-il mis à l’aise, lui. L’admiration qu’il avait pour moi, même malvenue et puérile, je n’y étais pas habituée. Le cerveau est notre organe sexuel de base. Pour que ça marche, il faut que l’on m’admire. Alors forcément, c’est rare. C'est-à-dire que c’est jamais. Normal, je ne suis nullement admirable. Une fois tous les dix ans, et encore je vois large.

Dominique, oui. Je l’amusais car des femmes comme moi, il n’en avait jamais vu dans son microcosme macrocosmique Ranelagh. On était mutuellement exotiques l’un pour l’autre. Et soudain, entre deux éclats de rire, vint le désir, fulgurant. On aime quelqu’un pour une phrase. Cela suffit.
Il n’y a que toi qui puisses énoncer ça sans que ça me fasse hurler de rire…  Tu es géniale…»
J’avais qualifié mon beau-frère de vampire du peuple brésilien, on y reviendra. Dominique avait marqué l’arrêt comme un pointer en chasse, sourcil relevé, je n’avais pas cillé, gravement confirmé, puis son regard avait viré et il m’avait prise dans ses bras, c’est comme ça que ça a commencé.

Patrice également. Je l’ai aimé (là, c’est moi) le jour où, après que j’aie critiqué Kant durement, ironiquement, il a constaté d’un air accablé (une partie de sa thèse était à refaire):
-- Tu as raison. L’ennui avec toi c’est que tu as toujours raison… »
Le désir a surgi immédiatement. Mais je n’ai pas osé le prendre dans mes bras, on ne prend pas dans ses bras un concept, un pur esprit en marche vers la Vérité. A partir de Kant. Où va-t-il se nicher ? Il ressemble tant à Villepin que cela m’agace. J’ai l’impression à chaque fois que je le vois à la tévé qu’il copie Patrice. En fait, ni l’un ni l’autre ne se copient. Ils copient seulement tous deux un archétype éternel de l'homme cultivé et bien disant, pas macho, généreux et humaniste, que l’on imagine amant attentionné au pieu.

Et Nathan ? Ce doit être cette foutue judaïté qu’il cachait. Qui était ce type qui ne voulait pas dire ce qu’il était ? Tous également en rupture de ban avec nos origines -disions-nous- nous avions ri de l’œcuménisme de notre groupe constitué au hasard ce soir là à la cité internationale. Nous nous étions mutuellement présentés, avec un brin d’ironie, à partir de nos provenances c'est-à-dire de nos tares, tels des chiens qui se flairent le cul pour se situer. Hadj s’était déclaré de famille musulmane sunnite ; Sonia, protestante cévenole évangéliste ; Frédérique, catholique banale ; moi, communiste -autre type de religion-… et ce beau type sombre qui me fixait de loin, et qui ne disait rien ? Qui éludait, comme je le vis si souvent faire ensuite, avec un brio époustouflant. Libanais ? Soit, mais cela ne disait pas tout. Sur sa carte d’étudiant qu’il me passa ensuite pour que je prenne les places au cinéma Saint André des arts, il y avait inscrit Nathan. Nathan ? Pas Norbert ? C’est plus joli, Nathan.
-- Tu es juif ? Oui. Le désir a surgi.
Il l’avait caché à tous. Je lui ai pris la main. Le reste s’est enchaîné, avec quelques ratés, vingt ans tout de même et deux enfants.

Tout comme Erwan, lorsqu’il m’a dit:
-- je suis Kurde.
Il me faut des proscrits, en principe, ou des compliqués. D’une manière ou d’une autre. Bon, ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. Ça explique le désert de ma vie sexuelle. Je revenais de Montpellier où j'avais acheté des livres d'apprentissage de turc. [Le kurmanji est beaucoup plus facile pour un français que le turc.] Triple zut. J'ai éclaté de rire, pour la première fois depuis la mort de ma mère.
-- On n'a pas le cul sorti des ronces. Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit? 
-- Parce que (geste) je pensais (geste) que tu allais me virer (geste). 
--Tu me prends pour qui?
-- C'est comme ça d'habitude en Turquie. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire