dimanche 18 novembre 2012

Brosse à dent



Brosse à dent

Je suis allée au super, non, pardon, à l’hypermarché pour acheter la pâtée des animaux. J’étais énervée, je venais de me rendre compte que je n’avais pas fermé la porte de la galerie avec les deux serrures, ce qui la rend très facile à forcer d’après Erwan, qui est un grand spécialiste en la matière, et de plus, pas verrouillé le portail du jardin. De plus, je n’avais au cou mon fétiche habituel, ma clé USB sur laquelle je sauvegarde mes travaux. Autant dire que j’étais inquiète.

Et cependant… J’ai littéralement été hypnotisée par le rayon des brosses à dents. Il y en avait des centaines, de toutes couleurs, joliment agencées, sur une immense gondole, à portée, juste devant les cosmétiques… Des à poils longs, à poils croisés, à tourniquet, avec espaces et poils en plastique de chaque côté pour brosser les gencives, d’autres avec une plaque derrière pour nettoyer la langue, des électriques à pile, des à manche télescopique incurvé et d’autres à manche souple qui s’adapte à toutes les bouches même les plus récalcitrantes, (pour lions sans doute) des à deux côtés, recto verso en somme, des dures, des souples, des mediums, des pour dentiers, menaçantes, hérissées de piques taillées, c’était fou. Comment faire devant cet étalage si complaisant et mirifique ?

Du reste, je n’avais pas besoin de brosse à dent puisque j’avais déjà acheté celle que m’avait recommandée la dentiste avant hier, mais j’ai tout de même été séduite par une à poils croisés bicolores (pour les repérer sans doute) d’un beau jaune, à manche courbe… qui me paraissait d’assez bon augure pour me guérir de ma dépression. Toutes me promettaient des dents de star éclatantes, des gencives saines, une haleine parfumée, l’anéantissement définitif des affreuses bactéries responsables des caries, l’élimination en douceur mais non moins virulente de la plaque dentaire, des taches de café ou de nicotine, le renforcement de l’émail si fragilisé par la vie moderne… l’éternité en un jour. Nous étions nombreux du reste à hésiter devant le spectacle illuminé, scotchés, comme disent les jeunes, devant cette pléthore et toutes ces promesses d’hygiène et de séduction.

Pour les dentifrices, c’était encore plus merveilleux et ardu. Il y en avait aussi de toutes sortes, mais en plus grand nombre. Des testés médicalement, des ayant réussi le concours du meilleur dentifrice, des recommandés par les dentistes, par les spécialistes, ou les experts, des au fluor, des au calcium, des à autre chose d’imprononçable mais d’autant plus formidable, tout nouveau, des mixtes avec rayures, des de Cindy Crawford, des en forme de godemichés, et des en forme plutôt vaginale… Je suis restée longtemps sans pouvoir choisir, je les voulais tous. J’ai finalement opté pour le moins cher, celui qui était tout en bas et pour lequel il fallait se mettre à quatre pattes. Avec la vague peur qu’on distingue trop bien mes fesses sous mon pantalon Emmaüs un peu élimé ou qu’il craque. 90 cts d’euros.

Et j’ai oublié la pâtée des animaux. Tant pis, j’irai chez l’épicier du coin qui me la vendra le double du prix que je l’aurais payée à Superchampion. Mais comme l’hypermarché m’a poussée à acheter une brosse à dent à la place, finalement… Ce soir, je me brosserai donc les dents deux fois, une fois avec la brosse trois têtes et gratte langue de la dentiste, et l’autre avec la vermillon aux jolis poils jaunes et verts croisés qui a su me séduire parmi cent autres. On verra bien. Je suis nulle.
En attendant. Le monde s’ouvre

J’ai rangé la galerie. C’est à peu près convenable à présent, et j’ai enfin ouvert, après avoir ratissé le jardin et taillé la passiflore. Un couple est venu et m’a acheté un livre, «secret de famille». On a discuté longuement ; si je n’avais pas eu les commissions à effectuer pour les chats et le chien, on parlerait encore. Lui annonce 75 ans -il a l’air d’en avoir dix de moins- ; parfaitement conservé physiquement et intellectuellement, de taille moyenne, bien mis sans excès, sans doute un ancien sportif, un visage de blond classique et net -mais ses cheveux sont presque ras-, taillé à la serpe quoique fin, un beau sourire, un léger accent. Mentalement, je cherche. Les r imperceptiblement roulés ? Un chantonnement discret sur les finales ? Un Druze libanais cultivé, peut-être. (On trouve curieusement des traits européens quasi nordiques parfois chez ces farouches montagnards qui descendent rarement de leurs repaires mais accueillent l’étranger avec une joie sans mélange, tels des ermites orgueilleux qui souffrent malgré tout de la solitude qu’ils se sont imposée, un mélange extraordinaire d’orient et d’occident dont la religion, du sur mesure, pourrait constituer un modèle de tolérance pour tous.) Un Serbe yougoslave ? Non. Mais pas loin.

Il est tchèque. Il a connu l’épuration après la guerre, puis la domination, (l’invasion dit-il) soviétique et, marqué à jamais par la dictature communiste, a définitivement quitté son pays, interrompant ses études de médecine en troisième année. -Il dit s’exprimer mieux en français, qu’en effet il parle parfaitement et en anglais qu’en tchèque.- Ensuite, il a voyagé un peu partout, en Inde, en Afrique, en Amérique latine surtout, puis il a vécu à New York. Un personnage.

Elle, beaucoup plus jeune, élégante et douce, est japonaise et sculptrice, à la recherche d’un modèle. Elle étudie à Paris, où elle se rend toutes les semaines pour ses cours. Ici, elle n’a pas de modèle et ne sait comment s’en procurer. Venus de Paris où ils résidaient, ils habitent à présent Atuargues depuis quatre ans, au château, une vaste bâtisse ceinte d’un hectare de jardin que la frêle Yanuko entretient quasiment seule… et dont les impôts les accablent. Je le vérifie à chaque fois: la galerie attire des gens que l’on ne voit jamais dans le village et qui pourtant sont ici à demeure, très actifs intellectuellement, entourés d’un groupe idoine qui également vient d’ailleurs, parfois de tout pays... Et qui ne demandent qu’à se lier. Mais où se cachent-ils, le reste du temps ? Mystère. C’est un des avantages de ce travail. Je suis incontestablement une privilégiée. J’ai honte de moi. Que peut-on rêver de mieux qu’écrire, peindre, sculpter, écouter Verdi et rencontrer des gens ?

Jan, à la demande de Yanuko, est en train d’écrire ses mémoires. Il ne veut pas les publier, c’est seulement pour ses proches, dit-il. J’aimerais le lire.

Il me gêne sur un point cependant: son virulent anti communisme qui lui fait associer, confondre et renvoyer dos à dos nazisme et communisme. J’objecte comme chaque fois: Hitler avait exprimé ses délires, notamment antisémites, et annoncé fort clairement, par écrit, son abominable beruf ; il n’a donc fait ensuite qu’accomplir -en partie- la funeste tâche qu’il s’était attribué… tandis que Staline par exemple -ou Lénine-, sur le principe, sont irréprochables, et les goulags qui s’ensuivirent furent des dérives atroces mais imprévisibles -pour le peuple- d’une idéologie en elle-même innocente. Les camps de la mort, au contraire, constituent simplement la mise en pratique logique et annoncée d’un engagement officiel qui peut perdurer tel que de nos jours… et constitue par conséquent un risque pérenne pour tous, pour les juifs en particulier. Entre mourir dans les camps nazis et dans les goulags, il y a toute la différence entre périr du sida -après une vie sexuelle agitée qui a fait des émules- et se faire tuer dans un accident de la route parce que toute une série de véhicules était défectueuse. Même si en effet pour les morts, la différence peut paraître mince, la suite n’est en rien identique: le sidéen poursuit sa tâche après lui, le HIV file et s’enfle à l’infini, tandis que l’accidenté de la route demeure un cas isolé ou du moins limité, même si d’autres carambolages en effet vont ensuite tuer de la même manière.
Bla bla bla, ma voix Sorbonne sans doute, aurait dit Pauline, qui n’acceptait aucun anti communisme que ce soit, de la propagande bourgeoise, point.

C’était un test. Je voulais voir s’il rétorquerait que cela ne faisait aucune différence, comme on l’entend de la part des gens d’extrême droite. Il ne l’a pas fait, se bornant à observer que le communisme ou du moins ses dérives avaient fait davantage de martyrs que le nazisme, ce qui est tout à fait exact. Il n’est donc pas d’extrême droite.

Sophie est venue elle aussi, comme d’habitude. C’est à croire qu’elle est tout le temps postée devant le portail car dès que j’ouvre, au bout d’une heure ou deux, je la vois s’encadrer. Elle veut louer une chambre, elle s’ennuie à Saint Jean et, après ses cours de danse, théâtre, chant, écriture… n’a pas le courage de pousser jusque là haut sur la montage, surtout l’hiver. Décidément, la maison va devenir celle des instit et des curés à la retraite. Ce n’est pas si mal finalement.

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