jeudi 13 décembre 2012

Haines paysannes

J’ai six ans. Je sais lire, hélas, et même couramment, les enfants d’instit sont toujours précoces, il n’y a pas intérêt à lambiner lorsqu'on est une vitrine pédagogique, un gladiateur lancé dans l’arène sociale contre des lions nombreux et sans pitié. Je reviens de l’école. Nous sommes à Malaigues, d’où nous déménagerons d’ici un an, comme d’habitude. Pour Besançon, cette fois… Non, d’abord pour Caluisse, je m’y perds. Ensuite Besançon, puis Berlin, Marseille, Aix en Provence et… retour au Ranquet à seize ans… Dix déménagements ou davantage en onze ans à peu près. Partis de Dijon où je fus conçue, puis, une accalmie de huit ans à Saint André, le pays minier de mes ancêtres cévenols et vogue galère… Dix établissements scolaires ou davantage en dix ans. Mon seul point d’attache: le Ranquet et Brite, ma grand-mère -Boissier- ainsi que ma grand-tante Lise, sa jeune sœur cadette de douze ans, célibataire et "folle" que j’aime infiniment. Il n’y a que moi qui parviens à la calmer, simplement en l’écoutant et en entrant dans son délire. Adorable 50 (?) jours, et le 51ième... une furie délirante incompréhensible, c'est ainsi. Sa rage atteignant surtout ceux qu'elle aimait le plus (Brite) sauf moi.
J’ai compris d’instinct qu’il n’était pas possible de lui faire admettre qu’elle se trompait et que lui soutenir que son discours n’avait aucun sens accentuait encore sa détresse donc sa fureur.

Je fais donc semblant de "comprendre" et d’adhérer et nos conversations extraordinaires l’apaisent régulièrement. Dans le cas inverse, elle casse tout… Il y a parfois de l’ambiance au Ranquet mais les voisins sont loin et du reste, habitués et tolérants. Ce sont des anciens résistants qui avaient ravitaillé les maquis lorsqu’il y avait des proscrits à nourrir. Dans une HLM, Lise, le reste du temps gentille, dévouée, presque trop, aurait fini ses jours au cabanon. Pas de pathos: cela ne m’a pas vraiment marquée de manière funeste. Au contraire, je me sentais utile et aimée et cela me posait. Et puis, ça se terminait toujours bien.

C’est même comique, une pièce de théâtre contemporaine branchée. Burlesque. Cela donne chez moi :
--  Si elle fait des choses de télévision (?) laisse là faire, ce n’est pas ton problème, l’essentiel est que tu n’en fasses pas, toi…
Si elle veut te faire épouser une porte (?) c’est à toi de refuser, elle n’insistera pas, tu sais bien que tu es plus forte qu’elle, voyons, tu es Lise Boissier, ce n’est pas rien…
Si elle/il fait des choses de commerce (?) comme à la télévision, tu t’en fous finalement, ce n’est pas ta sœur ? Brite aussi ? Bon, alors tu n’as qu’à rester en bas, tu ne la verras plus, c’est tout. Si elle est malade, eh bien elle t’appellera et tu monteras la soigner.
S’il dit que tu as planté des horloges (?) laisse le dire, on ne le croira pas et de toutes façons, tu as ta conscience pour toi, tu sais très bien que tu n’as pas planté d’horloges, ça se verrait. Il les a enlevées ? Bon, tu vois bien qu’il n’avait pas la conscience tranquille, il les a enlevées au lieu de te dénoncer, c’est le signe. S’il était sûr de lui, il les aurait laissées pour te confondre, tiens donc. S’enculer ? -Je ne savais pas ce que cela signifiait mais comme je ne savais rien de tout ce qu’elle voulait dire, cela ne changeait pas grand-chose, ensuite je regardais parfois dans le dictionnaire-. Bon, tu n’iras plus dans cet hôpital, c’est tout, puisqu’ils s’enculent là bas ou se pipent tous. Bien sûr c’est dégueulasse, tu l’as dit, je suis bien d’accord. (?)
Ma mère ? Josette ? Tu crois ? Bon, c’est leurs histoires, après tout. Josette ? Vraiment ? Bon, tu n’es pas obligée de lui parler après tout. Si elle s’enculait tout le temps (?) que veux-tu, le mieux est de l’ignorer. De ne pas la voir ni la recevoir, elle n’insistera pas. Pendant la guerre ? Ah bon. Sans doute qu’à ce moment-là ce n’était pas comme maintenant… Si ? C’était pareil ? Évidemment, mais c’est loin. Non, ce n’est pas si loin ? Sans doute, au fond, c’était juste il y a dix ans, mais je n’étais pas née, c’est pour ça. Elle n’était pas mariée avec Luc alors. Tu n’as pas oublié ? En un sens, tu as raison. Oublier, c’est trahir, d’accord.
Bon… Chante moi la fille du désert s’il te plaît, je vais essayer de le jouer au piano…
Ils ont aussi tué la mamée ? Tu crois ? D’accord, c’est moche de leur part. Je n’aurais jamais cru… Oui tu as raison, cela se voit bien dans leur regard. Mais on ne veut pas le voir. Bon, on ne leur parlera plus. Si tu veux, on les dénoncera. Non ? Tu ne veux pas pour ne pas jeter l’opprobre sur la famille ? Comme tu veux.
Je ne comprends pas ? Mais si, je comprends, même si je suis une enfant, qu’est-ce que tu crois ? Tu as toujours dit que j’étais intelligente, non ? Alors tu vois, je comprend tout, moi, et mieux que les autres…"
Au bout de quelques heures, je pouvais l’embrasser, les voix odieuses qui la harcelaient se calmaient et ça allait mieux. Parfaitement même, car après l’affreux orgasme de la crise, elle redevenait normale et se mettait invariablement à cuisiner à mon intention exclusive. Des trucs compliqués souvent. Plus c’était compliqué, plus elle aimait. Une île flottante, ça t’irait, cocotte ? Ouf. Pas de suicide en vue pour cette fois.

Le plus étonnant est que ses délires recoupaient des réalités, mais déformées comme dans un scénario de film fantastique. Je compris par la suite. Avec l'aide de Pauline, ma mère.

Brite, sur les conseils d’une voisine comme elle commerçante, une femme que ma tante haïssait, avait en effet essayé de la marier -en vain- à un certain Porte, un riche paysan veuf et moche que Lise avait rejeté avec une fureur compréhensible mais qui sans doute s’était montré insistant, peut-être même déplaisant. Elle était un bon parti, dévouée, habile, elle pourrait élever ses enfants etc... Il n’est pas exclu que la mère Bréguet qui ne détestait pas jouer les marieuses se soit montrée outrée du refus de Lise. A trente ans, cette vieille fille faisait la difficile, pour qui se prenait-elle !

L’arrière grand-mère était en effet morte à cent ans d’une injection de morphine à laquelle Lise, qui la soignait seule avec un dévouement de tous les instants, s’était opposée en vain. L’avis de l’aînée (Brite) et de ma mère avait -injustement- prévalu. Elle leur en voulait toujours pour ces quelques jours abrégés de leur mère et grand-mère "empoisonnée", de l'avoir réduite au rôle de servante que l'on ne consulte même pas..

Quant à Josette, la femme de Luc mon oncle (le frère de Pauline ma mère) avait-elle été mal accueillie dans cette famille de cévenols -du moins par Lise, qui tomba malade juste au moment de la naissance de Gérard - la droite contre la gauche en somme? Ma mère et Lise n’avaient pas apprécié mais Brite, toujours pragmatique, si. Puisque Luc était heureux avec elle, il n’y avait pas à discuter. Point. Les autres s’alignèrent. Puis on oublia. Pas Lise. Elle n'oubliait jamais. Oublier c'est trahir disait-elle.

Lorsqu’elles parlaient avec Brite de tout ce que je devais ignorer, les innocentes s’exprimaient aussitôt en patois… Ce qui me donna très vite un indice fiable de ce que je ne devais pas savoir. Cela devint même un réflexe conditionné: dès que leurs propos passaient en V.O., mes oreilles se dressaient automatiquement. Une de leurs sempiternelles discussions avait pour thème la différence que Lise ne devait pas faire entre Gérard et moi, moi qu'elles avaient élevée jusqu'à l'âge de trois ans, ma mère étant tombée gravement malade à ma naissance. Il fallait toujours agir exactement de la même manière envers nous, donner la même somme d’argent aux deux, des cadeaux exactement équivalents etc…
-- Il est ton petit neveu lui aussi, ne l’oublie pas.»
Cette commerçante avisée poussait le sens de l’équité jusqu’à compenser, au cas où un cadeau avait été plus coûteux qu’un autre, par la somme exacte qu’il manquait au défavorisé, jointe au jouet pour faire poids. Ce geste qui devait selon elle constituer la preuve absolue de l’équivalence de son amour pour ses deux petits-enfants, comme si l’arithmétique remplaçait celle des affects. Elle mesurait faute de pouvoir éprouver... exactement le même sentiment envers moi et envers Gérard.

 La famille, comme celle des Tudor -mais chez eux, c’était par défaut- fonctionne sur ce point à rebours des familles traditionnelles, valorisant davantage les filles que les garçons [jusqu'à un certain point]. Conclusion ou prémisses ? Comme chez les Tudor, la plupart du temps, elles sont en effet plus performantes et souvent dominantes, ce qui les fonde à leur tour à choisir des hommes plutôt effacés, puis à privilégier leurs filles, (qui elles mêmes vont se pourvoir de maris semblables à leurs pères etc..) Une famille d’amazones qui se reproduisent peu, où les mâles n’ont pas la part du lion, pardon, des lionnes. C'est sans doute aussi relié au hasard d'une configuration qui se répète de générations en générations: le premier enfant est une fille, souvent investie mais non maternée, hyperperformante par la force des choses, suivie d'assez loin par un garçon forcément soumis à l'aînée qui le prend en charge au mieux mais avec autorité. Les femmes travaillant dur ne sont pas les mères attentives qu'elles voudraient mais par la suite d'excellentes grand mères pour compenser... et soulager leur fille elle même bossant dur etc... Ça continue encore. [Dans mon cas, ça s'aggrave même car la configuration est la même du côté paternel.]

Conséquence, ma mère [et moindrement moi] prîmes ensuite en charge avec joie les deux vieilles femmes. Ces choses ne s’oublient pas. Jamais. Et peut-être en effet ai-je un peu été préférée, comme ma mère l'avait été à son frère, une préférence ambiguë s'accompagnant de charges plus lourdes.

Selon Josette, j’aurais eu "tout, (en fait c’est ma mère qui aurait eu "tout") Luc, rien, elle aussi commerçante et qui elle aussi compte faute d’analyser. "Tout" c'est-à-dire le Ranquet et la terre. Peut-être. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Ma mère a donné à son frère une somme convenue pour acheter sa part, insuffisante selon Josette pourtant généreuse d'habitude -du moins l’affirme-t-elle quarante ans après, elle qui s’est tue tout ce temps- et l’affirme-t-elle contre moi, elle qui n’a jamais osé affronter directement ma mère, pourtant seule responsable dans ses ruminations moroses de cette soi-disant injuste répartition… ma mère avec laquelle elle a eu en apparence des rapports tout à fait cordiaux. 57 ans après, Pauline morte, c’est moi qui serai vouée aux gémonies, accusée de captation: il est sans doute plus facile d’attaquer une nièce sans envergure qui s’est éloignée qu’une belle-sœur omniprésente et redoutée. Peu élégant. Mais Josette, sauf pour les fringues, n’est parfois pas très élégante.

Il faut dire: elle adorait sa belle-mère, plus que sa propre mère à qui elle reprochait de l'avoir sacrifiée à ses frères, et fit tout pour s'en faire aimer. Brite était un personnage: la chef de la famille, celle qui par son travail et sa débrouillardise l’avait tirée de sa pauvreté, une Domina romaine, en somme. Ce minuscule bout de femme à l’énergie jusqu’à la fin indomptable constituait un mélange singulier de Scarlett O’Hara et de Rosa Luxembourg. Josette était tombée sous le charme, comme tous. Elle fut une belle-fille parfaite, fêtes de mères (que ma mère oubliait toujours), la première à prendre le deuil lors de la mort du grand-père, à aller joliment fleurir la tombe des Boissier, régulièrement, petits cadeaux pour la Sainte Brigitte (dont jusqu’alors Brite ignorait jusqu’à l’existence) et pour le 19 Mai (l’anniversaire de Brite auquel ma mère elle-même ne songeait jamais), présent et gâteau… elle mettait le paquet pour que sa belle-mère l’apprécie.

Elle est certes parvenue à gagner son amour (qu’elle aurait obtenu sans cela du reste) mais bien en deçà qu’elle eût voulu. Il était clair que Brite préférait sa fille, qui, elle, ne faisait rien pour être aimée, au contraire: l’amour lui étant dû, à tout instant et par tous, Pauline ne le voyait même pas. Et ça marchait. Pour tous. Il y avait entre les deux femmes la rivalité classique de la tâcheronne qui réussit à peine à passer la barre de la moyenne envers la surdouée désinvolte qui sans coup férir obtient toujours 20. Josette n’a jamais pardonné. 50 ans après, c’est sur moi, moins dangereuse que Pauline, que cela retombe. Profit et pertes. Je suis dans les pertes. Elle se venge de ce qu’elle a dû subir tout ce temps et que personne n’a jamais mesuré, même pas elle-même. De ce qu’elle a caché soigneusement ou refusé de voir, engrangeant son ressentiment et l’enflant de un stoïque silence durant 50 ans. Cette rancoeur, elle l'a transmis à son tour à Marina, sa belle-fille, la femme de Gérard, (mon cousin) car ces meurtrissures se diffusent comme des virus informatiques. Ce qui n'arrange rien celui-ci éprouve pour moi une affection de cadet  mâtinée d'une sorte d'admiration. Moi aussi, différemment.
Dix jours après la mort de ma mère, Marina et Josette ont organisé dans leur jardin une fête joyeuse, j’entendais au loin le bruit des rires et de la ripaille. L'avis de Gérard qui n'osa même pas s'y opposer ne comptait pas. Pauline l'avait aidé et même pris avec nous pour ma plus grande joie en certaines circonstances, mais baste. J’ai eu envie d’aller m’y inviter et d’amener l’urne avec moi. Je regrette de ne pas l’avoir fait. 57 ans ou davantage de haine dont je n’avais jamais eu conscience que personne n’avait subodorée parce ce qu’elle ne s’exprimait pas. Une haine paysanne, bien marinée, comme des cornichons en bocal. Je me suis demandée alors si.. Mais non, Luc était d’une beauté virile remarquable, apprécié de tous et surtout de toutes, et doté d’un humour à froid extraordinairement efficace, un personnage entre Pagnol, Malraux et Marlon Brando. Elle était amoureuse. Elle aussi était séduisante, du reste, mais dans un genre cheap, différent.

Luc cependant vieillit mal physiquement. En raison de l’embonpoint pourtant discret qui petit à petit avait envahi son corps bien bâti de sportif, à la fin de sa vie, ce tribun populaire communiste se mit à ressembler d’une manière plutôt gênante à Le Pen (en mieux évidemment), du moins pour l’allure car ses traits demeurèrent fins et réguliers. Pour sa femme, ce fut l’inverse: veuve, elle abandonna toute coquetterie (maintenant, à quoi bon ?) renonça aux teintures flamboyantes, choucroutes et laquages parfaits de son coiffeur ainsi qu’aux tailleurs "mode de Paris" de chez Marysa et prit alors l’allure d’une jolie rombière à laquelle les beaux cheveux blancs immaculés un peu flous, tranchant sur les vêtements noirs tout simples conféraient une distinction qu’elle n'avait pas dans sa jeunesse. En somme, le "laisser aller" réussit parfaitement à cette belle femme autrefois maladroitement sophistiquée: à soixante-dix-sept ans, Josette, qui en accusait vingt de moins, avait infiniment plus de charme qu’à trente. Ce que les messieurs remarquaient. Pas elle. Luc parti, aucun ne comptait.

Que se passa-t-il pour que ce mariage -et surtout la naissance de Gérard- fut pour Lise ma grand tante un déchirement qui très probablement précipita ou révéla sa fêlure. La gauche, la droite.. Sans doute. 

Quant à l’horloge, il se trouvait que dans la maison d’un aïeul, on avait en effet découvert dans une remise à ciel ouvert, effondrée, une vieille horloge que mon père avait réparée. Que voulait dire cette horloge plantée parmi les oliviers ? Lise reprochait-elle à mon père, qu’elle adorait, d’avoir accaparé un objet qui lui appartenait à elle seule ? Ou au contraire ne se sentait-elle pas le droit de jouir (car l’horloge était restée au Ranquet) d’un meuble qui sans mon père fût tombé en poussière ? Un symbole quelconque ?

Et lorsqu’elle fut brièvement internée, il n’est pas exclu qu’elle ait été témoin ou même victime d’actes sexuels entre patients ou même avec le personnel soignant… Ou violée pendant la guerre? Et que, étant donné l'engagement des siens, elle n'eût jamais osé les dénoncer... Des soldats allemands stationnés à un jet de pierre en camp en auraient-ils profité? Elle était souvent seule au jardin, le soir, pour arroser, les rhumatismes de Brite l'empêchant de "descendre"... seule à toute heure, même la nuit. C'était elle aussi qui était chargée de la corvée d'eau lorsque l'électricité venait à manquer et c'était fréquent. A toute heure aussi. Le puits, la nuit? Un homme embusqué? Il n'est pas compréhensible autrement que cette "vieille" fille chaste et "irréprochable" dans son idéologie (qui lisait peu de romans de surcroît, et surtout pas érotiques, seulement des livres de jardinage) ait été au courant de pratiques sexuelles que même des femmes mariées "honorables" ignoraient.
Son discours était à tiroirs. Pas si fou que cela en dépit des apparences. Il manquait juste une clef pour décoder. Je ne l'ai toujours pas, pas totalement.

mercredi 12 décembre 2012

Haines bourgeoises



Sandro.

J’ai six ans. Je rentre seule comme d’habitude. Il n’y a que très peu de voitures et l’école du Palais est située juste à côté de la rue du lycée où nous résidons. Ma mère surveille l’étude. Cela augmente un peu son maigre salaire avec lequel nous vivons en grande partie. Une lettre dans la boîte. C’est rarissime. Je parviens à me hisser et je la prends. Elle est adressée à la famille, du moins le crois-je. Je l’ouvre et je lis. Je n’ai pas de blocage alors. C’est la belle écriture de Nini, claire et élégante, facile à lire, Nini, ma tante Demarret la plus lettrée, la sœur aînée de mon père, l’intello, la chef de la famille, qui réside à Lyon. La seule, avec Odile, que je connaisse un peu. Je suis du reste amoureuse de Simon, son fils adoptif iranien en réalité, le fils de sa sœur Geneviève qui représente pour moi l’archétype de l’ «homme» idéal. Nathan lui ressemble un peu du reste, un brun oriental chaleureux et distant à la fois. Car nous ne sommes pas liés avec les autres Demarret. Je n’ai même presque pas entendu parler de ma grand-mère Demarret que je n’ai jamais vue, je ne sais pas pourquoi et je ne pose surtout pas de questions. Il n’y a pas intérêt. Mon père ne me parle pas et se fâche si je questionne. Un trou dans sa vie, et dans la mienne.

Un souvenir de lui, un des premiers: il m’interdit de parler. Sinon il va me battre. Je regarde par la fenêtre. Je ne sais plus ce qui me fait rire. Mais je sais qu’il a ri aussi. Le rire est-il considéré comme une parole ? Ai-je dit «regarde» sans pouvoir m’en empêcher ? Je m’interroge. Le rire qui le secoue lui aussi n’entraîne-t-il de facto le pardon pour le mot prononcé ? Non. Toujours riant, il me gifle à tour de bras. Cela m’a autant marquée que l’agression sexuelle ensuite. Son rire pendant qu’il me frappait.

Bon. Je reviens de l’école et je lis: «Une bien triste nouvelle que je dois hélas vous relater. Sandro s’est suicidé. Il est passé sous un train, a été déchiqueté… etc »
Qui est Sandro ? Je repose la lettre, intriguée, pas vraiment triste, car je ne sais pas de qui il s’agit et je ne comprends pas totalement. Lorsque ma mère rentre, je lui tends, ouverte, la missive. Elle lit rapidement, me demande si j’ai lu, et, à ma réponse positive, hurle, m’accuse d’indiscrétion, de vol, m’insulte et me flanque une trempe. Voilà. Explication: Sandro était le dernier mari de ma grand-mère Demarret, une belle femme artiste un peu fantasque qui avait divorcé de son Demarret de premier mari, lequel, malgré sa situation florissante, lui avait laissé à elle seule la charge d’élever les quatre derniers des six enfants qu’ils avaient eu ensemble. (Elle était issue d’une famille d’acteurs lyriques et sa sœur à laquelle elle ressemblait beaucoup, était une cantatrice qui eut son heure de gloire dans Tosca. C’est ainsi qu’on la nomme dans la famille.)

La fratrie Demarret, presque exclusivement féminine, se divise donc grossièrement en grand bourgeois, (l’aînée), petits bourgeois, (celles du milieu), et prolos, (les derniers) au fur et à mesure de la dégringolade. Mon père est le dernier. Sandro s’est donc suicidé après la mort de ma grand-mère Floria, à laquelle parait-il je ressemble comme un clone. Il avait vingt ans de moins qu’elle et avait toujours dit qu’il ne lui survivrait pas. Il était maçon, d’origine italienne du Nord, parlait mal le français, picolait parait-il -mais ça, ce ne n’est pas sûr- et les filles et le fils n’avaient pas accepté ce jeune beau-père dont ils avaient honte, même si les derniers avaient vécu en partie grâce à ses revenus… Un amour fou, hors caste, hors âge, hors nationalités. («Un tramway nommé Désir», en somme.) Mais Floria travaillait elle aussi. Elle faisait table et chambre d’hôte, la vaste demeure qu’elle avait conservée aux allées du Parc, (les champs Elysées de Dijon) s’y prêtant tout à fait. On dit qu’elle était aussi une voyante renommée. Je n’en sais guère plus sur elle. Je me demande si elle n’a pas été à un moment, également, demi mondaine, ou entretenue, car l’éducation des enfants, même des derniers, fut bourgeoise donc coûteuse, cours de piano, de chant, de danse, grands lycées etc… Sans revenus importants -du moins avant Sandro, car son entreprise marchait bien et il gagnait confortablement sa vie- comment a-t-elle fait ? Table, chambre d’hôte, soit. Mais cela a-t-il suffit ? Dans le milieu artiste de Tosca, il était fréquent que ces jeunes femmes professionnellement séduisantes et dépensières, malgré leur travail et leurs cachets, aient parfois recours, pour boucler des fins de mois difficiles, à des admirateurs généreux qui se pressaient devant leurs loges. La demande excédait l’offre. Or Floria, très liée à sa sœur, évoluait elle aussi dans ce milieu. Joua-t-elle parfois les doublures de "Tosca", à qui elle ressemblait tant qu'on les croyait jumelles? Silence et discrétion. Et baffes dans la figure.

Un bruit court dans la famille, lancé par son père, que Matthieu, le dernier, serait bâtard. Je ne le pense pas, encore que ce ne serait pas plus mal: il ressemble à une de ses tantes Demarret morte plus que centenaire rencontrée à Lyon. Mais il l’a cru : son père, la seule fois où il l’a vu, ayant refusé de l’embrasser, (« celui-là, non, il n'est pas de moi !! ») ce qui l’a infiniment traumatisé. A quatre-vingt ans, il lui est arrivé d’en pleurer. Comment en vouloir à un tel homme même si par la suite... ? Je lui en veux pourtant. Pourquoi ? Un psychotique à froid, parfait sous tous rapports, aimé de tous, serviable, courtisé par les femmes -il était beau, courtois et cultivé- et sans affects ou du moins sans affects exprimés dans l’intimité. A-t-il aimé ma mère ? Autant qu'il le pouvait. Quant à moi, enfant, il avait décidé de ne pas me voir. Je m’y suis parfaitement habituée. Trop parfaitement puisque je n’étais nullement gênée par le rejet des gens. Je supportais ce que personne ne pourrait, ne devrait supporter, en principe ; malsain. Ma mère me parlait, s'occupait de moi certes mais dès qu'il "rentrait", m'envoyait à ma chambre sans espoir de retour. J'étais un bouche trou. A cela aussi je me suis habituée. Je le suis toujours. Le seul moment de bonheur fut lorsqu'ils se séparèrent; là, je l'avais enfin réellement pour moi. Mais cela ne dura pas. Il revint.
Violences. Sum

J'acceptais donc tout. J’ai changé à présent mais alors c’est devenu excessif. Lorsque quelqu’un se comporte ainsi envers moi ou envers d’autres, ma rage est parfois démente. Cela ne vaut pas pour les relations d’affaires dans lesquelles il me semble d’expérience quasi naturel que l’on tire la couverture à soi, et cela, je le gère à présent plutôt bien: je sais par exemple qu’André n’accepte mes chantiers que lorsqu’il n’en a pas de plus rentables, ce qui est normal, mais aussi qu’il engage pour l’aider les types les moins qualifiés voire les moins fiables qu’il a sous la main (et sans doute qu’il sous paye) et également se permet d’acheter à mon compte du matériel de plomberie très onéreux pour s’éviter de souder… Je l’aime bien quand même mais je le contrôle de très près afin qu’il n’exagère pas ce qui d’ailleurs ne le fâche nullement. De même pour mon locataire du kebab, ou même pour le curé parfois, qui mine de rien, sait fort bien ses intérêts et même un peu au delà...

Il en va autrement dans les relations d’amitié. A présent que j’ai pris conscience de ma faculté invraisemblable de supporter non-vision et mépris, lorsque je les pointe, la rage m’envahit. (Ce qui peut également me faire disqualifier.) J’ai définitivement rompu avec Frédérique, ma presque sœur, qui trouvait confortable une compagne obligeante en libre service qu’elle ne voyait que selon son bon plaisir et ne cherchait jamais réciproquement à aider lorsqu’elle avait quelques soucis, voire même qu’elle accablait à ces moments là… puisqu’elle ne pouvait alors plus lui être d’une quelconque utilité. J’étais sa seule amie. Qui d’autre que moi eût pu supporter cet égoïsme? Je déplore seulement d’avoir gâché tant de temps à jouer les suivantes de tragédie antique. Avec pour corrolaire une soi disant admiration, j'étais le chef. Ça n'a pas changé. Si elle me voyait me noyer, elle ne ferait pas un geste mais louerait mon courage infini d'avoir plongé pour mettons sauver un gamin.

En fait, c’est de moi que j’ai peur: lorsque j’ai pris conscience de ce déséquilibre de nos relations, j’ai vraiment eu envie de les abattre tous les deux, l’un après l’autre. Et je l’ai fait, à ma manière. La crise que j’ai laissée éclater au restaurant de José lorsqu’il m’a dit qu’il y avait «des gens» qui voulaient porter plainte contre moi à cause du bruit au Ranquet, marquera longtemps, je le crains, ce petit boui boui de gentils alcoolos, terne et sombre où tous boivent et mangent à la même table sur des bancs en bois mal équarris où on se met des échardes au cul. D’habitude, il n’y a jamais personne à la maison, c’était pratique. Et soudain, me voilà. Que se passait-il ? J’existais donc ? J’étais donc là, de retour ? Je dérangeais. On a l’oreille fine à la campagne, il faut croire, surtout lorsqu’on est parano. Et un sens de l’observation très poussé vis-à-vis des métèques. Qui s’est-il plaint ? José ne voulait pas me le dire. Comme ça c’est génial, je vais me méfier de tous. De tous, c'est-à-dire de Frédérique et de Christophe, il n’y a qu’eux à côté, si l’on peut dire. Un hectare nous sépare tout de même. L’explosion. Qu’est-ce qui m’a pris ?
Je voir, j’ai eu un jeune amant et surtout surtout, deux enfants alors forcément etc etc..

Qui a entendu ? Tous. Ce que j’avais tu durant des années est ressorti brutalement avec une honteuse fureur. Trois minutes de folie. Je me fais peur. J’ai semé la zizanie. Ou plus exactement je l’ai révélée. José en était tout chose. Il ne savait pas que je pouvais me mettre en colère, il ne l’avait jamais vu. En 50 ans. Oui. Je change. Puberté tardive.

Frédérique, Josette, Marina… tous avaient l’habitude de mon inexistence et comme toujours en pareil cas, s’en satisfaisaient pleinement. C’était pratique. J’étais pratique. Dans une famille, il y toujours un membre que l’on met à l’écart, que l’on exploite, dont on décide qu’il est transparent, qu’il n’a pas d’importance. Il y a eu Lise autrefois. Moi à présent. On ne sait pas pourquoi, mais c’est ainsi, et souvent fort commode pour les autres. De "je ne viens pas" à «elle n’a pas à venir», il n’y a qu’un pas, vite franchi. Ils vont porter plainte pour le bruit etc etc… Dix ans de silence, de parfaite retenue, et, l’habitude faisant nature, pour un jour ou deux de «bruit», on en appelle à la maréchaussée. A présent, j’existe, je suis guérie, enfin presque. Je l’ai même inscrit sur le grand portail vert: SUM. Ça ne va sans doute pas arranger mes affaires, mais tant pis. SUM. Et si je veux, je fais du bruit. Juste histoire de dire. Mon chien aussi, qui aime aboyer devant la montagne le soir, juché sur la murette, petit poilu frisé cocasse nez en l’air, comiquement indigné par l’écho qui lui renvoie exactement ses ouah… (sans doute autant d’insultes homériques)... Ce dominant veut toujours avoir le dernier «mot», avec l’écho, forcément, cela peut durer. La prochaine fois, je le laisserai perché que son rocher agonir la vallée de ses aboiements furieux. Symbole. Cette maison est mienne à présent. Mon chien a donc autant le droit d’y être que les les piques de Frédérique à 1 m du sol, dangereuses. 
Je vais reconstruire la haie ?… Non, ma haie, j’ai toujours du mal avec les possessifs. Marina et Frédérique au contraire, les emploient tout le temps, à tort et à travers, savoureusement. Il faut toujours étudier les fautes de syntaxe des gens, hautement révélatrices.
-- Ils m’ont inondé mon pré, ça a fait que mes cèdres m’ont fait un pourridié, parce qu’ils m’avaient bouché toutes mes évacuations, en bas de mon mur.
-- Je veux pas qu’on passe sur mon chemin de mon mazet…
Ils savent ce qui est à eux et le défendent bec et ongles contre ceux qui n’ont aucun droit dessus, c'est-à-dire la terre entière. Par parenthèse, le chemin n’est pas plus à Frédérique qu’à quiconque, et le mur dont parle Marina est mitoyen… Marina qui, pour plus de sûreté, a, dans la foulée, enclos un monument historique -un tombeau- qui ne lui appartient nullement où elle range à présent ses outils de jardinage. Quant à Frédérique, elle a ceinturé sa terre, du côté de la route, en haut d’une côte abrupte, de grilles acérées trop basses, tout le long d’une murette où l’on ne peut désormais plus s’asseoir pour souffler sans se faire empaler… et de l’autre côté, de diaboliques cactus en haie serrée… (Malheur au cycliste.) Dès que l’on arrive, on est averti. Passez votre chemin, et vite, pas de station s’il vous plaît, je veille à ma fenêtre, arme au poing. De même que les fautes de syntaxe, l’agencement d’une terre, les clôtures, les abords d’une maison, d’une demeure elle-même sont révélateurs. Les lieux ressemblent à leurs propriétaires. Pauline avait installé un banc de pierre au bord du chemin, la côte est si raide, pour les personnes âgées, et le panorama, si splendide. On y était bien. Fredérique met des piques.

Ma haie, était-elle trop haute ? Soit. Faisait-elle de l’ombre à son étendage ? Peut-être. Les efforts de mon père pour la planter, l’arrosage patient des années durant pour qu’elle pousse malgré la sécheresse, les voilà réduits à néant. C’est pratique: je n’y suis pas, puisque je n’y suis pas. Cercle vicieux. Eh bien non. SUM. Même si en effet j’ai davantage de terre. Même si autrefois, Brite m’a préférée. Mais qu’est-ce que j’ai ? Ne suis-je pas en train de devenir comme eux. ? Je me dégoûte. Ai-je le choix ? Lorsque l’existence vous a été refusée, en boule de neige, (le rejet de l’un entraînant celui de l’autre, puis de l’ensemble du microcosme) pour l’obtenir, il faut en passer en force. La non violence ne paie pas.

Pas de paranoïa pourtant, à mon tour. Ils sont de toutes manières, comme souvent ceux qui ont toujours vécu dans un environnement privilégié et qui n’en ont même pas conscience, hyper susceptibles quant à leur tranquillité. Envers tous. Mot saint. L’âne qui braie parfois en bas de la vigère -à un kilomètre environ- n'y coupe pas. C’est pourtant agréable de l’entendre le soir lorsqu’il se lance, même si en effet il n’est pas très mélodieux. Dans ce silence un peu angoissant, c’est la seule vie perceptible qui vibre joyeusement au loin. Il ne peut déranger personne. Si pourtant, il faut le croire... Et les gitans installés en bas, à côté du cimetière n'y ont pas coupé eux aussi, avec leurs trop nombreux enfants qui jouent sur la route. Plus moyen de foncer en voiture, c’est gênant, on risque d’écraser un gosse à présent. Dans le quartier, les indigènes se reproduisent peu. Quatre ou cinq d’un coup leur semblent la gare de Calcutta. La zone. Inacceptable, dangereux, ces gamins… Dangereux ? Qui est dangereux, eux avec leurs quatre-quatre fonçant à quinze litres au cent dans un chemin de chèvre, ou les gosses qui jouent aux abords ? Renversement des prédicats, le principe est exactement celui qui m’a valu les menaces de plaintes contre le «bruit». Ils ont l’habitude de foncer, ce n’est nullement risqué puisqu’il n’y a jamais personne et le fait justifiant le droit, ce sont donc les empêcheurs-de-foncer qui sont dangereux et non les fonceurs-écraseurs vocatifs, pourtant dans l’illégalité la plus totale. Exit les gosses, comme moi. A expulser d’urgence…

Leur assimilation-fusion avec leur voiture est si prégnante qu’ils en parlent comme d’une partie d’eux-mêmes:
-- Je suis immatriculé en 34… Je faisais de l’huile, et je patinais en côte, j’ai dû changer mon carburateur…
Si seulement. Mais non, ce n’est hélas que de la bagnole qu’il s’agit.

Par contre, lorsque quelqu’un me voit, ça me bouleverse à un point démesuré mais aussi ça me met parfois mal à l’aise. Je dois le mériter, et je sais, je crois que cela ne va pas durer. Ou j’imagine qu’ils voient quelqu’un d’autre à travers moi et je redoute le moment où leurs yeux se seront dessillés. Merde. C’est peut-être pour cela que je ne sais plus ouvrir mon courrier.

Donc j’ai mangé, mine de rien. Si je m’attable, ce n’est pas possible, je me sens trop culpabilisée, à moins d’être dans un restaurant où tous mangent: je mange aussi pour faire comme tout le monde. Ne pas se faire remarquer est un autre réflexe conditionné de base qui me fut chevillé au corps dès la naissance, dont Pauline déplora qu’elle eût lieu un jour férié, je commençais mal dans la vie, en somme, en me distinguant déjà… A condition que je sois dans un lieu public, ce réflexe annule celui qui m’interdit de manger. Donc je mange puisque je suis là pour ça. Je lis attentivement pour ne pas penser à ce que je fais, c’est trop vil de bâfrer, (et paradoxalement, je me goinfre pour aller le plus vite possible) si possible un polar, un bouquin bien prenant qui empêche de penser. Pour manger, il faut que je fasse autre chose. Cela explique que je boive -du lait- plus facilement que je ne mange: on peut boire tout en écrivant, en lisant, mais pas manger. Du coup, ça va.

J’ai commencé à tailler la grande haie qui fait de la terre côté chemin un blockhaus et peut-être contribue à l’angoisse que j’éprouve en arrivant chez moi, tiens je l’ai écrit, chez moi, c’est formidable, même si je l’ai écrit en ayant l’air de provoquer -qui ? moi-même et mon inexistence- tant je ne le «sens» pas ainsi. Quatre mètres environ, ça dégage déjà, mais ce n’est même pas un vingtième de l’ensemble à éclaircir. Je n’ai pas pu faire mieux car José était là pour la porte. Mais je n’ai pas envoyé mon dossier, ni appelé Sakkhar, ni la sécu évidemment, ni Roche. Demain, c’est juré. Il le faut. Je n’ai pas fait le mail à l’agent. Demain… J’ai peur. Mais de quoi ?



mardi 11 décembre 2012

La faute


{J'ai peur} d’être en faute. Mais c’est justement en ne bougeant pas que je le suis. De réussir. De rater. Des autres. Il faut réagir. Jean-Baptiste me dit que j’ai un talent littéraire etc etc… je suis touchée, même si je pense qu’il est surtout gentil. C’est cela. De réussir. Eh bien il faut me dire que cela aussi je le mérite. Facile à dire, difficile à croire. La méthode Coué. Je mérite de réussir. D’être reconnue. Allons-y. Je mérite de réussir. D’être reconnue. Je mérite de réussir. D’être reconnue. Je mérite de réussir. D’être reconnue. Je mérite de réussir. D’être reconnue. Je vais m’endormir en me le répétant. On ne sait jamais.

Pourquoi Jean-Baptiste dit-il qu’il m’admire -littérairement- ? Annelise (journaliste) qui ne l'aime guère a son idée la dessus: il veut vous piller parce qu’il est chroniquement en panne d’inspiration, n’oubliez pas qu’il vit de sa plume. Et qu’il adore l’argent... Oui mais… J’ai trouvé dans un livre qu’elle m’a offert un mot amical de Dany C, qu’elle avait oublié, comme marque page, Dany C., une femme que j’avais cherché à contacter -ce qu’Annelise n’ignorait pas- pour le livre sur les kurdes et qu’apparemment elle voit régulièrement. Alors ? Suis-je imprésentable ? Sans doute. Dans ce milieu-là ? Qui sait ? Non pourtant (pas dans ce milieu là) mais le croirait-elle ? Aurait-elle peur de mon engagement ? Attendrait-elle que je sois davantage reconnue pour m'aider ? (Mais alors je n’en aurai plus besoin.) Jean-Baptiste au contraire m’a donné tous les contacts possibles et imaginables, il est même allé jusqu’à parler de moi à JD… Et puis soudain plus rien. Là aussi ? Il m’a avoué s’être servi d’un de mes textes, ça ne me gêne pas. N’est-ce pas depuis ce temps qu’il n’insiste plus pour que j’aille voir JD ? Est-ce que je deviens parano ? Reste que ce texte est écrit pour lui, qui après les deux premières pages m'y a encouragée [c'est ce que j'ai lu de meilleur depuis longtemps m'avait-il dit.] Gentillesse, oui mais ça ne fait rien. Ça remonte tout de même le moral.

Je suis un objet de transfert, toujours. On m’aime bien, infiniment même, je suis pratique pour les dingues, et pour tous, j’ai l’habitude… mais on ne tient pas à ce que je vole trop haut, ni que je m’attache trop, ni ne me détache. On tient à marquer les distances avec l’infréquentable même -et surtout- douée. Ça doit être ça. Ils pensent que je vais les quitter si je m’envole. Une forme d’amour en somme, faite de jalousie (dans le bon sens du terme) ou plus exactement de possessivité. (De même Erwan faisait-il tout pour faire fuir les clients de la galerie ; Nathan agit-il exactement de la même manière en pire puisqu’il ne supportait même pas que j’écrive ou peigne devant lui, d’ailleurs je ne m’y risquais jamais ; et ma mère ne voulait-elle pas que je fasse d’études au delà du bac qui lui était indispensable.)

En fait, je suis surtout un objet cathartique. Ça explique que je fuie les gens: ils m’écrasent et/ou m’humilient même lorsqu’ils se montrent en apparence aimants. Se servent indirectement de moi comme d’un gladiateur dans les jeux du cirque ou d’un acteur, pour se distraire. Que l’on vient voir, à qui l’on parle, que l’on écoute avec attention… Mais que l’on ne salue pas ou de très loin dans la rue lorsque l’on est accompagné chic. A moins qu’il ne s’agisse d’une attitude normale dans un lieu où tous se côtoient forcément, je demeure pas tout à fait adaptée à la province et peut-être, cette attitude l'ont-ils envers tous ?

Annelise par exemple aimerait bien être comme moi, c'est-à-dire sans conformité sociale (il n’y a rien de plus conformiste socialement que cette femme sympathique, ouverte, de gauche, généreuse et presqu'engagée) mais elle n’y parvient pas ; mieux, elle n’essaye même pas, ce n’est pas son créneau. Ça lui fait peur. C’est une situation périlleuse, pénible, difficile. Elle fait partie du gratin, elle s’y plaît quoiqu’elle en dise mais elle en a parfois par-dessus la tête. Alors elle m’appelle. Je suis là comme un souffle d’air frais, pour rigoler, se détendre, se moquer de ceux qui l'instant d'après vont l'inviter à dîner. Elle a de la délicatesse, elle m’invite toujours en des endroits chics. Mais, moi partie, j’en suis certaine, elle rappelle ceux dont elle vient de me dire tout le mal qu’elle pense, car, ces gens qui ne me saluent pas -je ne les recherche pas du reste- sont tout de même ses amis de toujours, inscrits de manière pérenne dans son microcosme où le nom, l’argent, les relations et divers artefacts que j’ignore sont prépondérants.

Jean-Baptiste serait plus original et plus proche de moi, quoique pour des raisons diamétralement opposées, lui qui porte toujours les mêmes vêtements usés tachés au même endroit et qui est imposé sur la fortune ! Mais, par le biais de l’argent que lui rapportent ses livres, il demeure lui aussi dans la conformité la plus totale.… Le beruf de Jean-Baptiste pour l’argent… Quel mot employer ? Avarice ? Non puisqu’il peut parfois être généreux, et qu’il veut surtout en gagner, et de plus en plus, toujours plus et encore ; avidité ? Cupidité ? Mais en même temps il ne veut pas trop en lâcher. Lorsqu’il parle de ses livres, souvent titrés par un prénom de femme, on croirait un mac: «Michèle» m’a rapporté x mille euros, «Josette», y mille, et «Sophie» un peu moins etc… Lorsqu’il a vu mes textes sur l’ordinateur, il m’a dit «quel talent, il y a une fortune qui dort là dedans. Dommage tout cet argent qui ne sort pas!» Il assimile talent à argent. Même s’il répugne un peu à en dépenser, sa passion s’exprime judicieusement de manière plus boulimique que constipée. Avare, non, ne convient pas tout à fait.

Reste que son talent véritable le fonde à ne pas se soucier du qu’en-dira-t-on du moment que la personne qu’il fréquente, selon lui, en a aussi. Ce n’est pas dans un de ses livres que j’aurais retrouvé, oublié, un mot amical de quelqu’un que je cherche justement à contacter en me demandant comment. Au fond, le problème serait plutôt que je ne suis pas soumise à une passion funeste, je suis paradoxalement trop équilibrée. Je n’ai pas de vraie passion hormis la philosophie et mes enfants. Ni l’argent, comme Jean-Baptiste (je ne crache pas dessus mais je n’en fais pas un flan) ni la respectabilité comme Annelise, (cela ne me déplaît pas d’être reconnue, mais je ne flagornerais pas ceux qui se targuent de faire les noms dans Malaigues, en fait, c’est seulement que je m’estime plus cher), ni le souci de l’ego de Frédérique qui la rend à la fois mégalo et parano -et ultra discrète-. C’est peut-être justement ce qui me confère ce funeste détachement. Pathologique. La passion, même mauvaise, peut parfois générer d’excellentes réalisation: par exemple, les livres de Jean-Baptiste ; la gentillesse mondaine mais réelle d’Annelise et ses articles ; la fortune pour Frédérique (mais chez elle, il n’y a rien pour les autres mais à sa mort l’état deviendra plus riche.)

Cela ne m’a même pas dérangée chez Annelise, c’est cela qui est grave. De quoi suis-je faite ? Rien ne me dérange lorsqu’on m’aime. En un sens, je m’y attendais -presque-. Sans lui en vouloir. J’accepte d’être un objet cathartique. Lorsque Nathan voyait dans son service des télécom, régulièrement, jeter des ordinateurs en parfait état de marche sans m’en proposer un, cela non plus ne m’avait pas gênée… il a fallu que ce soit Guillem lorsqu’il fût adolescent qui en récupérât un, parvînt à le configurer avec une imprimante identiquement mise à la casse (en parfait état) pour que j’aie enfin le premier système qui m’a servi fidèlement durant dix ans. Mes premiers livres étaient manuscrits ou tapés sur une vieille machine bruyante, avec des corrections sur bandes blanches retapées et collées à la main ; parfois, sur une page, il y a autant de bandes que de texte normal, on croirait des reprises ou du tissage, c’est joli, mais quel travail. C’est seulement alors que j’ai réalisé à quel point Nathan, malgré les apparences, ne cherchait pas à me venir en aide. Pourquoi ?

lundi 10 décembre 2012

Une femme alibi



Résolutions

Cela, je ne le dois plus l’accepter. La prochaine fois, j’inviterai Annelise dans le plus infâme boui boui qui existe Faubourg du soleil au milieu des pallaques et des loubards pour manger sur une toile cirée douteuse un cassoulet bien visqueux au gros rouge qui tache. Quoique non, finalement, car ce serait ensuite un sujet de conversation original pour sa coterie. Ou je lui proposerai d’aller en visite à la galerie de C. son meilleur ami, le nec plus ultra de la Cévenne d’en haut qui ne salue personne à moins d’être du cénacle.

Je suis une femme alibi. Une sorte de demi mondaine bon marché dont il n’y a rien à redouter, pas arriviste pour deux sous, dont on aime la société, que l’on encourage -un peu- mais que l’on ne présente pas au gratin et/ou dont on a peur de la lancée. De cela, je me fous. (J’entends, du gratin, pas du reste.) C’est seulement le symbole qui m’affecte. Est-ce moi qui génère ces comportements chez les autres ? Est-ce inéluctable ? C'est forcément moi puisque personne n'y échappe dans mon entourage.

Le fait est: je ne suis ni Cévenole tout à fait, et puis, de la Cévenne quasi provençale, pas celle des châtaigniers, (cela ne parait pas mais ça fait une belle différence) ni parisienne tout à fait, quoique ce soit ce qui me semble le plus qualifiant pour moi car personne n’est vraiment parisien, je suis très bien parmi les métèques, ni grande bourgeoise tout à fait, même si je me sens plus à l’aise à présent parmi les Demarret qui m’aiment que parmi les Boissier qui me détestent, ni prolote tout à fait, bien qu’ayant servi le peuple vingt ans pour un salaire de misère, ni intello (si, un peu tout de même) mais aussi paysanne -mais pas tout à fait, je m’épuise vite- ni artiste -qu’est-ce que ça veut dire ?- ni rien. C’est sans doute ce qui dérange les gens. Inclassable. Et si justement je profitais de ce personnage que je n’ai pas choisi d’incarner et qui me pèse pour… Pour quoi ? Le retourner ? A voir. Ce pourrait être drôle. 
Le lendemain 

Le cyclone encore: Rita, après Catherine. Pourquoi leur donne-t-on des noms de femmes ? L’Amérique morfle salement. Si j’osais… Dies irae, Bush.

Rebelote avec Erwan, qui m’appelle à nouveau alors que depuis dix jours j’avais la paix, (et depuis quatre mois, presque rien, le bonheur)… pour me dire diverses choses marrantes… et moins marrantes. Messages sur répondeur. La moins drôle, ce sont ses menaces envers Nathan et Guillem. Apparemment, quelqu’un lui a lu mon livre attentivement et a pointé le passage qui était passé inaperçu à tous, en effet sans intérêt véritable, celui, ultra bref, où je parle d’un «tramway nommé désir» et de Nathan. La conclusion d’Erwan, pas si nulle au fond, est que j’aime Nathan malgré tout et non lui, qui m’aurait "réparée"pourtant. Je l’aurais utilisé etc… Pas tout à fait faux mais c'est bien lui qui m'a couru après et qui finalement m'a "eue" au souffle. C’est tout juste s’il ne m’accuse pas de détournement de mineur. Mais du coup, sa rage contre Nathan est décuplée et je n’aime pas ça. Par contre, le second coup de fil est plus joyeux et même carrément marrant. Il m’y dit (toujours sur répondeur) qu’il ne m’a jamais aimée, que je me vante sottement, que je suis vieille et moche, qu’il est content, très content même d’être enfin débarrassé de moi et que je ne lui manque pas du tout, mais alors pas du tout… etc (!) J'ai éclaté de rire; comment peut-il être si candide -et si retors d’autres fois- même à 30 ans ? Il me reproche aussi le livre qui «ment». Ça me rassure: c’est après moi qu’il décharge son ire cette fois, je préfère. J’ai enfin identifié son nouveau numéro et l’ai mis membre de la liste «emmerdeur» -mode silence total- ce qui n’empêche pas messages et SMS.
Le lendemain 

Ça va mieux: j’ai eu une contravention. Ça m’a rattachée au réel. J’ai une prune donc je suis. Merci Descartes. J’avais oublié de faire la révision technique et de plus la voiture est toujours au nom de ma mère, morte depuis cinq ans. Ça, ils ne l’ont pas vu, mais le défaut du contrôle, si. D’autre part, j’avais perdu l’attestation d’assurance etc etc… Ils m’ont recommandé gentiment de ne pas oublier de la payer sinon ce serait ma mère qui la recevrait. J’ai ri. Vous allez vous faire disputer. Si seulement. Il me semble qu’elle est moins morte tant que la voiture reste à son nom et que l’on parle d’elle comme de quelqu’un de susceptible de m'engueuler. Mais motus, sinon ça va chauffer. Le cabanon, toujours.

J’ai donc fait exécuter le contrôle technique lundi et le leur ai apporté fièrement avec l’attestation d’assurance et l’impression pour une fois d’être normale. (J’en ai profité pour m’assurer pour les maisons, ce que je n’aurais sûrement jamais fait sinon, c’est simple pourtant, il suffit de dire, un clic et c’est fini.) Il ne me reste plus qu’à payer les prunes, à moins que je laisse ce soin à maman. A la MAIF, le jeune gars préposé à l’accueil téléphonique m’a demandé pourquoi je quittais la Rich assurance. Je lui ai répondu que c’était à cause du syndrome de Stockholm*. Il n’a pas bronché et m’a dit:
-- Ah très bien.»
Il a dû croire que c’était un truc administratif.

* J'avais défendu la secrétaire surexploitée et qui s'en plaignait régulièrement -à moi, sur qui elle avait jeté son dévolu- qui naturellement s'était ensuite solidarisée avec son patron... contre moi.

samedi 8 décembre 2012

Un Maire au dessus de tout soupçons



Scènes de la vie villageoise 

Sur Midi Libre, un article annoncé en première page avec photo relate le procès du maire de Bornes, un Monsieur de Quelque chose, accusé d’exhibition sexuelle. Un type pour feuilleton, beau, soigné, courtois, la cinquantaine virile bien entretenue, serviable… on a du mal à l’imaginer en string et porte jarretelles en train de s’astiquer en matant un couple sur une plage naturiste échangiste. Bon. C’est sans intérêt, si ce n’est de voir confirmer qu’il n’y a pas de profil des délinquants sexuels. Il existe des psychotiques à froid, jamais détectés… et aussi, à chaud. Celui-ci a donc chauffé brusquement. S’il s’était contenté de rêver, de se cacher derrière un arbre, il serait toujours un notable insoupçonnable. Dans la galerie, une après-midi d’été, un beau jeune homme souriant et aimable, apparemment hétéro, cultivé et d’un bon niveau social m’a demandé de le regarder nu en string, bas à résilles et escarpins -il avait le matos sur lui, sous ses vêtements de jeune cadre- et de le photographier en cette affriolante tenue. Niet. Si de telles pulsions sont indétectables, le sadisme, la pédophile le sont-ils aussi ? Parfois ? Toujours ? Traoré était discernable. Allègre, Dutrou et Louis ont la tête de l’emploi. Mais Fourniret et son air de vieil instit besogneux ? Ted Bunny et son visage d’ange souriant ? Autrefois, un type tout à fait banal qui se disait d’Emmaüs m’avait proposé de racheter des vêtements féminins. Je lui avais répondu en plaisantant que le sac qu’il visait était celui du linge sale. C’était précisément ce qu’il voulait. Des slips si possible. Où est la limite ? Le gaillard qui se parfume dans la plus stricte intimité aux culottes sales ne dérange personne. Celui qui s’astique devant un couple ? Davantage, qu’il soit en tenue sexy ou non. Et celui qui veut être photographié en vêtements de gogo girl ? On est à la limite. Sur le fil du rasoir.

Au cours d’une séance de bioénergie autrefois, on a rencontré un type qui rêvait de se faire chier dessus. C’était son truc. Homo, il avait choisi Nathan pour exécuter le tour. Qui a refusé, un peu gêné tout de même malgré tout ce que l’on avait pu entendre dès le début de ce happening. Il est revenu à charge. Plusieurs fois. Il y tenait vraiment. Plus inquiétant: le gaillard était pédiatre. Et son allure extérieure, celle d’un bourgeois BCBG, tristounet, volontiers donneur de leçons, plutôt coincé, pas sympa. Qu’y avait-il dessous, à part cette lubie ?
Je ne suis pas si bizarre que ça finalement. Ça me rassure.

vendredi 7 décembre 2012

Une pute bénévole



Le lendemain 

CQFD. Pierre a stationné hier soir devant la galerie, au parking, en compagnie de quelques membres du gratin -tout petit gratin mais… - et il ne m’a pas «vue» rentrer chez moi. J’étais seule, triste et j’aurais aimé bavarder un peu -ou qu’il me présente au groupe qui rigolait si fort, ça me faisait plaisir de les entendre.- Un geste de la main et encore, parce que je n’avais pas pu m’empêcher de regarder avec insistance vers lui, et salut. Retourne à la niche. Soit.

Je sais tout de lui ou presque: son mariage et pourquoi, les problèmes de sa femme, de sa belle-famille, ses soucis d’argent, ses errances dramatiques autrefois, etc… Du reste, il est intéressant, cultivé etc…
Au fond, je fonctionne comme une psy gratuite. Ou une pute bénévole.

Il survient souvent en me disant:
-- Je n’ai pas le temps, c’est fou le boulot en ce moment…»
Et il demeure une heure ou deux. Cela dépend.

Cela dépend de moi. Devant son café, il attaque: ses soucis, l’ignominie de son proprio, de l’agent immobilier, du fils de celui-ci, sa santé, celle de sa femme, l’agencement de leur nouvelle maison, si délicat parce qu’elle est moins vaste que l’autre, son déménagement… Sur la politique aussi… Il est intéressant, certes, et même passionnant, plein d'humour, ce pourquoi je l'aime bien malgré tout. Mais dès que l’on passe à autre chose que lui (même la politique, il l’envisage toujours en fonction de son ego) il coupe aussitôt, toujours amène:
-- Oh flûte, je dois y aller, ça passe vite avec toi, je suis en retard, à plus…

J’ai fait l’expérience: si j’embraye en lui demandant des nouvelles de sa santé, ou du procès que lui intente son proprio -au cas où cela n’aurait pas été l’objet principal de la discussion- il s’arrête aussitôt dans son élan, se retourne… et ça repart pour un tour. Ça marche même plusieurs fois de suite. Je reprends sur un autre thème, il n’a plus le temps, d’ailleurs il est resté plus qu’il ne devait, c’est tout juste s’il ne me reproche pas -gentiment- de l’avoir mis en retard… Je m’enquiers alors de son chien et il se rassoit aussitôt… avec lui c’est trop facile, on gagne à tous les coups. 
Alors ? Alors je ne suis pas guérie ; cela correspond exactement à mes relations avec Frédérique, en plus soft -pour ce qui est de Pierre, qui est toujours aimable-. Ca doit être un complexe de quelque chose. Comment dire ? Pour mériter que l’on m’aime, que l’on me concède quelques instants de chaleur, d’amitié, de joie, je dois m’aligner à ce que veulent les gens -quand et comment ? ce sont eux qui décident, jamais moi -payer de ma personne et surtout ne jamais rien exiger en échange-. Soit. J’en suis responsable et comme dirait l’autre, «quelque part» j’y trouve bénéfice. Mais pourquoi ensuite l’ignorance délibérée dans la rue de la part de certains de mes «amis» de la veille, qui le seront à nouveau le surlendemain voire l’instant d’après ? Pourquoi la non reconnaissance, au sens réel du terme ? Il doit y avoir quelque chose qui m’échappe. Ont-ils honte de moi ? (Pour quelqu’un qui a des ambitions électorales, peut-être en effet sens-je le soufre? Non, pas à ce point tout de même. Je suis même plutôt reconnue.) Alors ? A voir. Ils doivent penser que je suis forte, que je n’ai rien à demander: inutile de proposer en somme. Je suis un concept. Sans doute le fait que je n’existe pas est-il perceptible par certains… qui parfois en profitent d’une manière ou d’une autre ?

Idem pour ce qui est de Sophie. Elle était à la galerie et nous parlions philo (car, à la différence de Pierre, elle ne fonde pas tout son propos sur sa personne ou seulement à partir de son ego) lorsque José me téléphone pour m’annoncer que le Ranquet avait été cambriolé. Il venait d’arriver, avait trouvé la porte ouverte, brisée, l’intérieur saccagé etc… Sophie a forcément entendu. Lorsque je raccrochai, elle se tortilla sur sa chaise, gênée, déçue et s’exclama sur un ton à la fois interrogatif et affirmatif:
-- Je vais y aller… ? Je ne vais pas t’encombrer en ces circonstances, tout de même… ? Tu dois avoir autre chose à penser… ? Et comme je ne peux rien faire pour t’aider, hélas, ce n’est pas la peine que je reste…»

Elle demandait implicitement si on pouvait ou non poursuivre le débat… et pensait se montrer très obligeante en proposant d’elle-même de le reporter à un moment où je serais plus disponible. Même le mot encombrer était ambigu. Prétérition ? S’attendait-elle à ce que je la rassure ? Abasourdie, je n’ai rien répondu. Et en exactement dix secondes, elle était dehors, répétant sur le seuil de la porte avec son petit rire d’enfant.
-- Je ne vais pas t'embarrasser puisque je ne peux rien faire, je suis désolée…
Discrétion ? Egoïsme ? Je ne sais pas. Les gens se comportent envers moi comme s’ils étaient mes patrons. Là, elle me donnait "quartier libre".

Un souvenir de Frédérique -la pire- assez ancien:
-- Je vais mal etc…
(Il y avait de quoi, c’était après la mort de son compagnon.)
-- Je vais venir si tu veux, tiens le coup…
(J’étais à Paris, elle à Vals.)
-- Mais je ne suis pas chez moi.
-- Tu le veux ou non ?
-- Bien sûr mais… Je fais ce remplacement de généraliste et il y a le problème de la bouffe, je ne suis pas censée inviter…
Moi, riant devant une telle préoccupation chez quelqu’un qui l’instant d’avant voulait mourir:
Eh bien, je paierai mes repas, voilà tout.
Pourquoi suis-je ainsi ? J’ai envie de me mettre des baffes.
Je vais chez la dentiste. Progrès notable, j’ai donc commencé.

jeudi 6 décembre 2012

Et ceux qui voient, qui savent voir. Domingo, une embellie

Tous ne sont pas ainsi. Il y a aussi Domingo. Hors norme, un physique de tueur de série B., un corps de géant baraqué brun avec un visage bistre carré aux lourdes mâchoires, des yeux enfoncés, sombres, et pour clore le tout, des cheveux bruns drus mais mal plantés. Peu disant. Quasi mutique. Age indéterminé.

Je l'avais connu alors qu'il jouait le rôle de garde du corps d'un... personnage que j'avais interviewé pour "Les lettres à Lydie", peu recommandable [un ancien truand richissime sans doute mouillé pendant la guerre avec la milice] mais il le fallait; présence silencieuse et discrète entre la porte et son "patron" que l'on finissait par oublier, qui se levait dès que l'autre se levait -ou était congédié-.. et se rasseyait d'un même mouvement dans le cas où on jouait les prolongations, ça devait être professionnel. Il refusait même un café d'un hochement de tête, apparemment ça ne se faisait pas. Visage toujours impassible.

Puis il vint me voir, au début en "passant", discrètement, ensuite de plus en plus souvent. En fait, il avait écouté et semblait avoir sympathisé avec moi, silencieusement. A ma question implicite "pourquoi ce travail?" il répondit en trois mots et ne revint jamais sur la question: "le "pépé" m'a tiré d'un mauvais pas autrefois, je lui dois." Soit. Amoureux de la jolie serveuse des "Remparts", il venait au troquet prendre un café -car il ne buvait pas-.. pour la regarder, faisant semblant de lire Midi-Libre, c'était tout et suffisait à sa joie pour quelque temps, elle existait. A ma question "mais vous n'avez jamais essayé de l'aborder..?" il eut un de ses rares sourires, un peu triste: "je ne me fais aucune illusion, la regarder de temps en temps me suffit, je n'ai pas le choix. Je fais attention à ne pas trop la fixer, ça la mettrait mal à l'aise." Die schöne und das tier. C'était un gentleman malencontreusement enfermé dans un corps de bourreau. Parfois il s'en octroyait "deux" et retournait la "voir" après avoir bavardé avec moi. Requinqué, il passait ensuite devant le portail avec un geste d'au revoir. Elle était sa poésie, moi un peu sa .. ? amie? Psy? maman? Non en le cas, exceptionnel, puisque ce n'était jamais lui qui parlait ou fort peu, mais moi, beaucoup. Je ne sais comment il me voyait.

Que cachait-il derrière cette façade bétonnée? Je ne l'ai jamais questionné, par pudeur, je le déplore. Il effectuait parfois des travaux, apprécié pour son savoir-faire, son honnêteté et sa force hors norme et vivait avec des animaux qu'il recueillait, seul, dans une ferme en ruine isolée et ne voyait personne à part son patron, irrégulièrement, moi, quelques collègues toujours rencontrés par hasard, en "ville" lorsqu'ils descendait faire ses commissions, et de temps en temps, la vétérinaire. Lorsque je dus partir à Londres, il me proposa de garder les chiens, j'allais accepter lorsqu'une amie géographiquement plus proche me le proposa aussi. Je le regrette. Il fut un des rares personnages à me voir réellement. On finit par se tutoyer, moi du moins car lui reprenait souvent le vous. 

Un soir il observa : "tu n'as pas froid ici?" Si, un peu, sans plus, je suis habituée. Mais pourquoi ne branchez-vous pas la cheminée? Et le lendemain, sans que je ne lui aie rien demandé il arriva avec une petite caisse d'outils et, bien que je m'y sois refusée au départ [allez donc voir Dany!] me bricola en un clin d’œil un tuyau d'évacuation. Grâce à lui, j'ai eu chaud et à faible coût. Il refusa fortement toute rémunération. "Allez je file aux Remparts sinon elle sera partie." Un être rare. Je ne le revis jamais.

Il se suicida peu après, seul, ses animaux adoptés. J'en fus culpabilisée; quels drames traînait-il derrière lui -à part son physique- que je n'avais pas détectés? Qu'il n'avait jamais laissés poindre? nous étions très proches mais, quelle naïveté, je ne pensais pas qu'avec une telle habileté, il pût souffrir de quoique ce soit dans sa masure malgré sa solitude. Tous les désespoirs ne sont pas issus ou aggravés par la maladresse d'une ex citadine bourgeoise récemment isolée, appauvrie, sans confort et mal adaptée aux rudes Cévennes machistes. Il est parti avec son mystère et sa gentillesse [savait-il qu'il allait se suicider lorsqu'il m'installa le chauffage ? sans doute.] Une exception remarquable. Un de ceux qui ne laissent guère traces de leur passage .. sauf, et ce n'en est pas une négligeable! un poêle branché dans une galerie.