Le lendemain
Je n’ai rien fait de tout ce que je
devais. Sauf ranger. Je me suis levée à dix heures. Non, dix heures trente.
Même à ce journal, je mens, j’ai peur qu'il me juge. Je veux me faire bien voir du lecteur.
Mais qui est ce démiurge omnipuissant et protéiforme qui me terrorise ? Je
ressemble au héros des «Séquestrés d’Altona» Goetz Von Gerlach qui imagine que
des crabes enregistrent ses faits et gestes afin de lui demander des comptes
plus tard. Et il ment aux crabes, c'est-à-dire que pour tout ce qui a trait à
des événements honteux de sa vie -son amour incestueux pour sa sœur par
exemple- il exige d’en parler caché dans la pièce murée (où les crabes ne
peuvent entendre). Sauf que je n’ai pas de pièce murée. Et que les crabes sont
partout. Mais je ne suis pas amoureuse de mon frère, d'ailleurs je n'en ai pas plus que de sœur.
Je vais aller au Ranquet, c’est décidé.
Faire la lessive.
Cela fait deux ans que je n’ai
pas fait de lessive de fond, ça commence à faire.
J’ai donné à Bouchat ce papier. Un médecin, peut-être cela me guérira-t-il ? Un œil qui ne soit pas celui de Caïn.
Juste un œil. Qui se marre si possible car je ne veux pas ennuyer le peuple.
Peut-être à Yvette. Ou à Jean-Baptiste. Ou à un éditeur.
Erwan m’a dit au téléphone qu’il
«passerait» aujourd’hui. Merde merde. Au fond, il a eu ce qu’il voulait: ma
voix attentive durant une minute lorsqu’il m’a dit qu’il avait le sida…
pour que je ne raccroche pas tout de suite comme d’habitude. Je m’en doutais.
Ma voix, mes oreilles
écoutant, trois minutes son sabir de français, turc et kurde valent-elle une si
sinistre blague ? J’en serais presque flattée, moi qui n’ai jamais été
écoutée ni vue autrefois...
Redite: je ne suis pas
mécontente de trouver plus fou que moi.
Comment appeler ça ? Amour
fou ? Exploitation affective ? Folie tout court ? Sadisme
masochisme ? Jalousie pathologique ? Gaminerie ? Là aussi, il
n’y a pas de mots ; Erwanisme, voilà: il va devenir par mes soins un
cas d’école.
José prétend qu’il ne cherchait en
moi que la sécurité. Il a du mal à saisir que je ne l’aie jamais entretenu.
Qu’au contraire, j’aie même dû lui interdire -et violemment- de tout prendre en
charge au Ranquet dans le jardin, ce qu’il eût aimé par-dessus tout, la seule
chose qu’il sache faire, à part tirer à l’AK 47 (mais ça je n’ai pas vérifié car ça ne me faisait aucun usage) c'est le travail
de la terre. Ouais… Et toi coco, tu cherches quoi ? Il s’est tu. Et Nathan
il cherchait quoi ?
Il faut dire que je suis coupable
moi aussi. Un tel «amour», je n’en avais jamais connu, même avec Nathan ou
Dominique qui malgré sa passion, restait tout de même un intello parfait sous tout
rapports, beau, amène, joueur de tennis, cavalier émérite, bateau à la Baule,
humaniste, Amnesty et tout, très Ranelagh en somme.
Un excellent spécimen de ce
que la France d’en haut, comme dirait l’autre gras du bide, peut produire de
mieux.
Dommage qu’il y ait eu Nathan avant
lui, il eût été un excellent reproducteur, je pense, avec tous ses mélanges de
gênes et son allure. Enfin, Nathan aussi, mais question gênes, le pool est
plutôt restreint chez les juifs libanais, mauvais pour les chevaux comme
pour les hommes… Pourquoi les bourgeois, les aristo -ou les paysans-
s’infligent-ils ce que des éleveurs ne feraient pas subir à des vaches ?
Pour que l’argent, la terre, le nom restent dans la famille. Pour la pureté de
la race. Comment
ne voient-ils pas qu’ils se détruisent? Comment ont-ils
osé faire ce drame parce que Nathan avait convolé en dehors du clan ?
Nathan, sa dépression,
brrr… Dépression, drôle de mot. De toubib et de psy. On devrait les attaquer pour
exercice illégal de la philosophie. Mais ça simplifie aussi, les mots. Dépression. Soit. Notons que le mot
n’existe pas en kurde. Ils disent simplement bunalim, j’ai mal d’être qui semble mieux adapté. En tout cas, on n’a pas la même Nathan et moi. Lui
fonctionne très bien sur tous les plans, mais… tout est noir, les croissants ne
sont jamais frais et le café manque toujours d’arôme. Comme sa mère. Et le
bazar à la maison, un cas de référé. Jamais ou si rarement d’enthousiasme, de
joie simple, de rire vrai. Je suis nulle, je ne sais pas ranger etc… Cet ex
militant courageux et retors, beau et drôle, ami d’Azzedine
Kalak -qui fut assassiné deux mois avant la naissance de Guillem- a mal évolué.
J’écris comme un cochon, il ne comprend pas comment il y en a qui peuvent me
lire. J’ai tout raté, je suis nulle… Bon. On était faits pour s’entendre.
Chez moi, c’est: tout les autres
sont bien, il n’y a que moi qui fais tache. Chez lui c’est: tous les autres
font tache, il n’y a que moi qui suis bien. Quoiqu'en un sens ce ne soit pas si différent. En somme, on s’emboîtait
parfaitement.
Sauf pour le pieu parce que tout de
même faut pas exagérer. Tu es frigide etc… Tout cela n’était
certes pas faux mais.. je ne l’étais pas avec Erwan. Il
l’a compris, à demi. Ça l’a vexé. Non, coco, ce n’est pas parce qu’il a trente
ans de moins que toi, rien à voir avec une vigueur quelconque ou des dimensions
péniennes, il a fallu lui préciser ces évidences -et pourtant il ne s’était guère gêné pour batifoler
depuis longtemps sans la moindre mauvaise conscience- Erwan est monté comme un
canari, j’ai un peu exagéré, par délicatesse ça l’a fait marrer -Nathan, pas
Erwan-.
-- On a des petits plaisirs
mesquins parfois lorsque l’on est cocu par les œuvres d’un gamin de trente
ans qui parvient, lui, à émouvoir son glaçon» a-t-il observé en
relevant la tête. Il a conclu, soulagé (!) très fils Misrahi, avec
toujours ce mouvement arrogant du chef oriental que je trouvais émouvant
autrefois et qu’à présent je déteste car il me rappelle sa mère:
-- Tu dois donc aimer les imbéciles
ou jouer les lady Chaterley…»
C’est à voir. Imbécile ? Que
non. Inéduqué, oui. Mais pas pour tout.
Le gentleman n’était pas celui
que l’on pensait.
Peut-être en effet m’a-t-il mis à
l’aise, lui. L’admiration qu’il avait pour moi, même malvenue et puérile, je
n’y étais pas habituée. Le cerveau est notre organe sexuel de base. Pour que
ça marche, il faut que l’on m’admire. Alors forcément, c’est rare. C'est-à-dire
que c’est jamais. Normal, je ne suis nullement admirable. Une fois tous les
dix ans, et encore je vois large.
Dominique, oui. Je l’amusais car
des femmes comme moi, il n’en avait jamais vu dans son microcosme
macrocosmique Ranelagh. On était mutuellement exotiques l’un pour l’autre. Et soudain,
entre deux éclats de rire, vint le désir, fulgurant. On aime quelqu’un
pour une phrase. Cela suffit.
– Il n’y a que toi qui puisses
énoncer ça sans que ça me fasse hurler de rire… Tu es géniale…»
J’avais qualifié mon beau-frère de
vampire du peuple brésilien, on y reviendra. Dominique avait marqué l’arrêt
comme un pointer en chasse, sourcil relevé, je n’avais pas cillé, gravement
confirmé, puis son regard avait viré et il m’avait prise dans ses bras, c’est
comme ça que ça a commencé.
Patrice également. Je l’ai aimé
(là, c’est moi) le jour où, après que j’aie critiqué Kant durement,
ironiquement, il a constaté d’un air accablé (une partie de sa thèse était à
refaire):
-- Tu as raison. L’ennui avec
toi c’est que tu as toujours raison… »
Le désir a surgi immédiatement.
Mais je n’ai pas osé le prendre dans mes bras, on ne prend pas dans ses bras un
concept, un pur esprit en marche vers la Vérité. A partir de Kant. Où va-t-il
se nicher ? Il ressemble tant à Villepin que cela m’agace. J’ai
l’impression à chaque fois que je le vois à la tévé qu’il copie Patrice. En
fait, ni l’un ni l’autre ne se copient. Ils copient seulement tous deux un
archétype éternel de l'homme cultivé et bien disant, pas macho, généreux et
humaniste, que l’on imagine amant attentionné au pieu.
Et Nathan ? Ce doit être cette
foutue judaïté qu’il cachait. Qui était ce type qui ne voulait pas dire ce
qu’il était ? Tous également en rupture de ban avec nos origines
-disions-nous- nous avions ri de l’œcuménisme de notre groupe constitué au
hasard ce soir là à la cité internationale. Nous nous étions
mutuellement présentés, avec un brin d’ironie, à partir de nos provenances
c'est-à-dire de nos tares, tels des chiens qui se flairent le cul pour
se situer. Hadj s’était déclaré de famille musulmane sunnite ; Sonia,
protestante cévenole évangéliste ; Frédérique, catholique banale ;
moi, communiste -autre type de religion-… et ce beau type sombre qui me
fixait de loin, et qui ne disait rien ? Qui éludait, comme je le vis
si souvent faire ensuite, avec un brio époustouflant. Libanais ? Soit,
mais cela ne disait pas tout. Sur sa carte d’étudiant qu’il me passa ensuite
pour que je prenne les places au cinéma Saint André des arts, il y avait
inscrit Nathan. Nathan ? Pas Norbert ? C’est plus joli, Nathan.
-- Tu es juif ? Oui. Le
désir a surgi.
Il l’avait caché à tous. Je lui ai
pris la main. Le reste s’est enchaîné, avec quelques ratés, vingt ans tout de
même et deux enfants.
Tout comme Erwan, lorsqu’il m’a
dit:
-- je suis Kurde.
Il me faut des proscrits, en
principe, ou des compliqués. D’une manière ou d’une autre. Bon, ça ne se trouve
pas sous les sabots d’un cheval. Ça explique le désert de ma vie sexuelle. Je revenais de Montpellier où j'avais acheté des livres d'apprentissage de turc. [Le kurmanji est beaucoup plus facile pour un français que le turc.] Triple zut. J'ai éclaté de rire, pour la première fois depuis la mort de ma mère.
-- On n'a pas le cul sorti des ronces. Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit?
-- Parce que (geste) je pensais (geste) que tu allais me virer (geste).
--Tu me prends pour qui?
-- C'est comme ça d'habitude en Turquie.